lundi 5 mars 2018

Non, les Gaulois n’étaient pas des barbares

Vercingétorix se rend à César, par Henri-Paul Motte (1886). Bridgeman Images/RDAMotte, Henri-Paul (1846-1922) - Musee Crozatier, Le Puy-en-Velay, France
DOSSIER – Une biographie de Vercingétorix et un essai sur les celtes corrigent l’image barbare que Jules César avait donnée de ses adversaires dans «La Guerre des Gaules». Et montrent que la civilisation gauloise s’est développée en osmose avec le monde grec.
Vercingétorix, un guerrier éduqué par les druides
Longtemps, Vercingétorix n’a existé qu’à travers la plume de César qui dans La Guerre des Gaules fait de lui un portrait aussi partiel que partial. Il magnifie les qualités guerrières de son adversaire pour exalter ses propres mérites stratégiques. Aux yeux de César, les Gaulois étaient des Barbares que Rome devait dominer pour instaurer la paix. Cette conception sera remaniée par les historiens nationalistes du XIXe siècle pour qui les Gaulois étaient nos ancêtres et Vercingétorix leur chef flamboyant. Une sorte de «souverainiste» avant l’heure, un militant de l’indépendance nationale dont de Gaulle fera d’ailleurs l’apologie dans ses discours de guerre. Le grand perdant de ces représentations fut Vercingétorix lui-même, dont on ne savait presque rien.
C’est dire l’intérêt de cette biographie de Jean-Louis Brunaux. Les progrès de l’archéologie mais aussi la lecture des auteurs de l’Antiquité permettent de peaufiner l’idée que l’on se fait de ce chef arverne qui, selon Brunaux, fut très près de vaincre César. Le tableau que Brunaux campe de Vercingétorix jeune est captivant. Très grand et majestueux, «l’air terrible», Vercingétorix a vécu plusieurs années dans la proximité de César. Il l’a assisté dans sa lutte contre les Germains d’Arioviste qui avaient pénétré en Gaule… avant de prendre la tête de la révolte contre Rome.
Comment s’est-il imposé? Fils du roi Celtill, il fut formé par les druides, qui constituent une classe sacerdotale dont les conceptions sont proches des pythagoriciens de la Grèce présocratique. Ils croient en la métempsychose et tentent de faire reculer la violence endémique des sociétés gauloises, notamment les sacrifices humains. En Gaule rien d’essentiel ne se décide sans eux. Vercingétorix n’est pas le rustre hirsute de l’image d’Épinal. Les mœurs des Gaulois ont tout de même évolué depuis l’époque où ils mirent Rome à sac et où ils combattaient nus et couverts d’or. Même si la notion moderne de nationalisme ne signifie rien en Gaule, Brunaux montre que Vercingétorix refuse l’acculturation au monde romain. D’une certaine manière, il est un anticolonialiste avant l’heure. «Il arriva trop tard dans un monde en mutation. Tous les nobles et les bourgeois du centre de la Gaule reniaient leurs valeurs ancestrales et aspiraient à vivre à la mode romaine (…). Quelques années plus tôt, il eût gagné son pari, rassembler les hommes et les cités autour d’un même projet politique qu’il définissait comme celui de la liberté commune.»
Nous avons rencontré Jean-Louis Brunaux, archéologue français spécialiste de la civilisation gauloise et auteur de Vercingétorix.
LE FIGARO. – Quelle est la spécificité de cette biographie par rapport à celles qui ont déjà été consacrées au personnage?
Jean-Louis BRUNAUX. – Il s’agit de donner vie aux Gaulois. Or Vercingétorix est le seul qui se prête à ce genre d’exercice. L’époque où il vécut est désormais bien connue à travers l’archéologie. Dans les biographies précédentes il est plus question de la Gaule et de César que du jeune chef arverne. J’ai donc voulu faire une vraie biographie, de la naissance à la mort du personnage.
Comment expliquer que César ait à ce point occulté des pans entiers de la vie de son adversaire?
-La Guerre des Gaules est un ouvrage de propagande. C’est l’œuvre d’un grand littérateur qui réécrit l’histoire. César fait du chef gaulois un adversaire à sa mesure: la victoire est d’autant plus belle que l’ennemi est redoutable. Mais il se garde de dire qu’il entretenait des liens d’amitié et d’hospitalité avec le jeune Arverne. Un tel aveu aurait jeté quelque doute sur la réalité de sa conquête de la Gaule, qui fut moins une œuvre militaire qu’un chef-d’œuvre de diplomatie.
Vous insistez sur la puissance des Arvernes dont Vercingétorix était le chef. Que représentaient-ils dans le monde gaulois?
-Les Arvernes, par leur situation géographique mais aussi par leur rôle dans l’histoire de la Gaule des cinq siècles précédant la conquête, jouent un rôle central. Longtemps ils furent les patrons de la Gaule: ils jouissaient d’un puissant réseau leur permettant de contrôler une grande partie du commerce avec les puissances méditerranéennes. Mais les événements de la deuxième guerre punique, avec le passage d’Hannibal en Gaule, offrirent à leurs concurrents éduens du Morvan la chance de s’allier avec Rome. Les Éduens, déclarés par le Sénat «Frères consanguins des Romains», devinrent le fer de lance de l’entreprise commerciale et impérialiste que Rome menait en Gaule. Les deux grandes puissances du centre – les Éduens, tenants de la romanité, les Arvernes, défenseurs des traditions gauloises – s’affrontèrent alors par l’intermédiaire de leurs peuples clients.
Les druides, auxquels vous accordez beaucoup d’importance, sont-ils spécifiques au monde gaulois?
-Les druides sont consubstantiels à la civilisation gauloise. Philosophes et savants, ils remplacèrent les cultes de type préhistorique par une religion d’État. Ils installèrent une nouvelle spiritualité proche du pythagorisme: l’écriture et l’image proscrites ; l’âme, immortelle, se réincarnant dans une succession de vies. Ils donnèrent des modèles aux institutions politiques, séparant la justice qu’ils exerçaient eux-mêmes du pouvoir régalien et prenant en charge l’éducation de la jeunesse. Les druides ne sont connus qu’en Gaule. Ce qui ne surprend pas: la civilisation gauloise s’est développée en osmose avec le monde grec, par l’intermédiaire de Marseille notamment. Et les druides se sont abreuvés du savoir grec, de la philosophie et des sciences principalement, tout en veillant scrupuleusement à leur indépendance et à leur particularisme.
Les Gaulois contemporains de Vercingétorix sont-ils différents de leurs ancêtres de l’époque de Brennus qui mit Rome à sac?
-Entre les compagnons de Brennus qui prennent Rome vers – 380 et les guerriers de Vercingétorix, les différences sont minimes. Les uns et les autres cultivaient les mêmes traditions guerrières: animés d’une fureur belliqueuse, ils ne craignaient pas de mourir au combat. Cependant, en trois siècles, le monde avait changé. Les Gaulois de Brennus avaient conquis une grande partie de l’Italie et, en association avec Denys, le tyran de Syracuse, ils avaient failli abattre définitivement la cité romaine. Depuis, les Romains s’étaient relevés, avaient repris aux Gaulois toutes leurs terres d’Italie et tout le sud de la Gaule. Cependant, moralement, Rome ne s’était jamais remis de la honte infligée par Brennus, et César, trois siècles et demi plus tard, aura à cœur de laver cet affront.
Loin des stéréotypes, les Celtes étaient des penseurs et des artistes
Depuis longtemps, la Gaule a perdu la parole. Les vainqueurs n’ont pas seulement capturé ses ressources, ils se sont aussi emparés de sa mémoire. Ils ont parlé à sa place.
Ces Celtes, les Grecs les appellent Galates et les Romains Gaulois. Pour eux, ce sont des Barbares. Ils dorment dans la paille, ne mangent que de la viande, ne pensent qu’à la guerre. Leur fureur et leur sauvagerie effraient. Ces stéréotypes sont sans cesse repris dans les textes anciens.
Quand les Gaulois s’emparent de Rome, en 386 av. J.-C., c’est la plus grande humiliation que Rome ait subie sur son sol. En retour, la conquête de César est terriblement meurtrière. Au moins 20 % de morts et de déportés sur une population de 5 à 15 millions d’habitants.
Cette Gaule perdue n’a-t-elle plus rien à dire? Si, nous dit Laurent Olivier, conservateur en chef au Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, même si elle n’est plus qu’une voix infime, qui creuse les silences.
Avec ce voyage au pays des Celtes et leurs «réinventions» successives depuis César, il se livre à une vertigineuse généalogie de la mémoire. C’est comme si on lisait un roman policier ponctué de diversions et de malentendus, de tâtonnements et parfois d’égarements.
Une proximité entre la pensée gauloise et le savoir grec
Au XIXe siècle, lorsqu’on commence à fouiller des tombes, on ne reconnaît pas d’abord les vestiges que les Gaulois avaient laissés, bien qu’on les eût directement sous les yeux. On les attribue à des cultures plus civilisées. Que leur armement fut comparable à celui des Grecs et des Romains, qu’ils portèrent des parures aussi délicates et raffinées, on ne veut pas le croire.
Jusqu’au début des années 1980, on crut même qu’ils vivaient dans des cabanes basses et obscures, au milieu de leurs immondices. On sait aujourd’hui qu’il existe aussi une proximité étroite de la pensée gauloise et du savoir grec – les savants gaulois partageaient sans doute avec les pythagoriciens l’idée que le monde est régi par les nombres.
C’est par la découverte du Nouveau Monde – et celle des «sauvages» des Amériques – que l’on redécouvre les Celtes. On observa notamment des parentés dans le fonctionnement social. Quelque chose de gaulois – d’antérieur à eux, même – survivait chez ces «primitifs».
Les pages consacrées à l’art gaulois, célébré par les surréalistes, sont vivifiantes. C’est en toute conscience que les Celtes auraient choisi la voie de la stylisation, en se distinguant de l’art classique des civilisations méditerranéennes. Plus qu’une technique, l’art gaulois aurait été une façon de penser les formes et le monde. Il aurait survécu au long des siècles, notamment à travers les œuvres gallo-romaines et l’art roman.
On redécouvre aussi l’historien de la IIIe République Camille Jullian. Même si certains de ses points de vue sont surannés, il nous a montré que les Gaulois pensaient et réfléchissaient. Cette réminiscence que l’on perçoit «monter des profondeurs» est une notion que cet historien de la Gaule partage avec Bergson, le philosophe de la mémoire. Ainsi les héritages du passé se transmettent-ils en se transformant.

> Lire l’article dans Le Figaro

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