lundi 16 janvier 2017

C’est ainsi que naît l’esprit fasciste

notre-avant-guerre.jpg?w=300&h=424« On n’a pas coutume d’écrire ses Mémoires à trente ans ». Robert Brasillach semble s’excuser de rassembler ses souvenirs dans Notre avant-guerre, qu’il publie chez Plon en 1941, et il ajoute : « je voudrais qu’on pût lire ce livre comme un roman, comme une suite d’éducations sentimentales et intellectuelles ; je voudrais qu’on pût le lire comme une histoire plus vaste que la mienne, encore que je désire m’en tenir à ce que j’ai vu ». Il nous raconte donc sa jeunesse durant l’entre-deux-guerres, de l’École normale supérieure à la ligne Maginot, et nous découvrons un petit groupe d’amis, qui se connurent à l’école, travaillèrent pour les mêmes revues et voyagèrent ensemble, dans l’Italie mussolinienne ou encore l’Espagne de l’après guerre civile: leur histoire est bien sûr une célébration de l’amitié mais elle est surtout indissociable de la grande histoire. Car Robert Brasillach est un témoin attentif de son époque. Dans le cinquième chapitre, qu’il intitule « J’avais des camarades », il décrit le Front populaire comme une épisode odieux et grotesque qui saisira « plus tard les historiens de stupéfaction, de rigolade et de honte »:
Des grèves partout. Dans le Vaugirard que nous habitions encore, nous nous heurtions aux quêteurs, aux quêteuses. Les fenêtres étaient décorées avec des drapeaux rouges, ornés de faucilles et de marteaux, ou d’étoiles, ou même, par condescendance, d’un écusson tricolore. Par réaction, le 14-Juillet, les Patriotes pavoisèrent aux trois couleurs dans toute la France, sur l’instigation du colonel de La Rocque. Les usines, périodiquement, étaient occupées. On enfermait le directeur, les ingénieurs, et les ouvriers ne quittaient pas les lieux: cela se nommait « la grève sur le tas ». À la porte, un tableau noir où l’on inscrivait les jours de grève. À l’intérieur, des groupes très photogéniques avec des joueurs d’accordéon à la manière des films russes. Premier ministre depuis juin, M. Blum se lamentait, pleurait deux fois par mois à la radio, d’une voix languissante, promettait l’apaisement, des satisfactions à tous. On publiait, on republiait ses fausses prophéties, ses erreurs innombrables, on rappelait ses livres de jeunesse, son esthétisme obscène et fatigué. En même temps, le 18 juillet, dans l’Espagne affaiblie par un Front populaire plus nocif, éclatait une insurrection de généraux qui devait devenir aussitôt à la fois une guerre civile et une révolution nationaliste. Les communistes manifestaient pour l’envoi à Madrid de canons et d’avions, afin d’écraser le « fascisme », organisaient le trafic d’armes et d’hommes, criaient « Blum à l’action! » et conjuguaient ainsi leur désir de guerre à l’extérieur et d’affaiblissement à l’intérieur.
L’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (A.E.A.R.) avait eu de beaux jours. Couverts d’honneurs, ses membres se promenaient volontiers avec la rosette de la Légion d’honneur sous le revers du veston: ainsi prouvaient-ils leur indépendance vis-à-vis du régime. Le mois de mai 1936 libéra ces consciences scrupuleuses, et les promotions, par une grâce divine, commencèrent en même temps de pleuvoir. La Maison de la Culture était née. C’était une vraie maison d’ailleurs, sise rue de Navarin, avec patente et pignon sur rue. Devant « le péril réactionnaire » elle s’appuyait sur un funambulesque Comité de Vigilance antifasciste où brillaient les professeurs Langevin, Perrin, Joliot-Curie. On vit s’y précipiter toute la littérature du temps, ou peu s’en faut. En même temps, avec l’argent des marquises rouges, se fondait un étonnant journal, Vendredi. […] Le journal était fort ennuyeux, et d’un accent de pion tout à fait caractéristique de ces belles années.
Car la fausse révolution de 1936 fut bien une révolution d’intellectuels. Précipités sur les prébendes, ils n’en tirèrent rien que des rapports et des thèses. Les humoristes eux-mêmes perdaient tout sens du comique. Le vieux journal anarchiste que nous avions lu, le Canard enchaîné, expulsait la plupart de ses collaborateurs coupables d’esprit frondeur, devenait strictement « Front populaire », et flirtait ouvertement avec les staliniens. On paya des sommes folles, à l’Exposition de 1937, pour montrer des spectacles collectifs absolument inouïs: la Naissance d’une cité, de J.-R. Bloch, où il y avait plus d’acteurs que de spectateurs, Liberté, composé en collaboration par douze écrivains, qui avaient chacun traité à leur façon un épisode de l’histoire de France: après une Jeanne d’Arc burlesque, un entretien scolaire entre Pascal et Descartes sur le coeur et la raison, tout s’achevait sur l’apothéose du serment du 14 juillet 1935 pour « défendre les libertés démocratiques ». Car tel était le sens de l’histoire.
Des écrivains de talent se mêlaient parfois à ces jeux. Le plus en vue était André Malraux, dont nous avions lu les sombres, brumeux et durs romans, apologies de la souffrance et du sadisme intellectuel, remplis de tortures chinoises et du crépitement des mitrailleuses, les Conquérantsla Condition humaine: il faisait du recrutement officiel pour l’Espagne rouge, et il fut même lieutenant-colonel commandant l’escadrille España. Devant sa gloire, les autres boute-feux au coin du feu pâlissaient. Mais ils se faisaient une raison en croyant atteindre à l’action, en croyant aller au peuple ils levaient le poing dans des meetings, et Jean Guehenno, un peu plus tard, devait écrire là-dessus quelques pages de cornichon sincère, et quasi-repentant. C’était le temps où dans une réunion sur l’art, si un « peintre du dimanche » déclarait qu’il était communiste, qu’il faisait la grève quand il le fallait, mais que lorsqu’il peignait, il aimait à peindre sa femme ou sa fille plutôt que d’exalter la conscience de classe, il se faisait huer. C’était le temps où Aragon et Jean Cassou déploraient qu’on ne pût dire si une toile avait été peinte avant ou après le 6 février (ces phrases extraordinaires ont été réellement dites, et pensées) et expliquaient la décadence de l’art par les sales gueules des « deux cents familles ».
Car la France était gouvernée par une oligarchie de « deux cents familles ». Aux entrées de métro, les vendeurs criaient: –Demandez la liste officielle et complète des deux cents familles. Nul ne s’étonnait de cette annonce énorme et bouffonne. Les bourgeois blêmissaient, pensaient qu’ils seraient sauvés tantôt par le P.S.F. et tantôt par les radicaux, donnaient aux quêteurs rouges, se laissaient arrêter sur les routes, et avaient une belle frousse. Rares étaient ceux qui faisaient le coup de poing avec les grévistes: il y en avait pourtant, et à qui personne n’osait toucher. D’autres étaient plus mûrs pour les révolutions qui, il faut bien le dire, ne sont pas imméritées pour tout le monde. Dans une entreprise que je connais, on reçut avis que les Rouges viendraient « attaquer » un samedi après-midi. C’était l’été, le patron était sur son yacht. Il téléphona qu’il accourait, et que quelques employés fussent prêts à défendre le capitalisme. Des camarades vinrent donc, avec un petit arsenal, tout l’après-midi. Point d’assaillants. Point de patron non plus. Le lundi suivant, il apparut pourtant, et, doucement railleur, il déclara: -Alors, vous avez été en état d’alerte pieuse, samedi?
On ne s’étonnera pas si, pris entre le conservatisme social et la racaille marxiste, une bonne part de la jeunesse hésitait. Les triomphes de 1936 révélaient des justices abominables, aidaient à comprendre certaines situations, faisaient espérer des réformes nécessaires et justes. Toutes les grèves, surtout celles du début, où il y eut parfois une joie, une liberté, une tension charmantes vers la délivrance, vers l’espoir, n’étaient pas injustifiées. Nous savions bien qu’aucune conquête ouvrière n’a jamais été obtenue de bon gré, que les patrons ont gémi qu’ils allaient à la ruine lorsqu’on établit sous Louis-Philippe la journée de onze heures et l’interdiction pour les enfants de moins de douze ans de travailler la nuit. Nous savions bien que rien n’a été fait sans la lutte, sans le sacrifice, sans le sang. Nous n’avons pas d’intérêt dans l’univers capitaliste. Le fameux « souffle de mai 1936 », nous ne l’avons pas toujours senti passer avec hostilité dans une atmosphère de gabegie, d’excès, de démagogie et de bassesse, inimaginable. C’est ainsi que naît l’esprit fasciste.
On le vit naître. Nous l’avons vu naître. Parfois, nous assistions à ces incroyables défilés de 1936, ces vastes piétinements de foules énormes, entre la place de la République et la place de la Nation. De l’enthousiasme? Je n’en suis pas sûr. Mais une extraordinaire docilité: c’est vers un but rouge et mystérieux qu’allait le destin français, et les passants levaient le poing, et ils se rassemblaient derrière les bigophonistes libres penseurs, les pêcheurs à la ligne antifascistes, et ils marchaient vers les colonnes de la place du Trône décorés de gigantesques drapeaux. On vendait de petits pantins: le colonel de La Rocque. On promenait, à la mode russe, des images géantes: les libérateurs de la pensée, Descartes, Voltaire, Karl Marx, Henri Barbusse. C’était bouffon et poussiéreux, l’esprit primaire devenu maître de tout. Et pourtant, si, aux quêteurs de juillet 36, on répondait: « Non, camarade, je suis fasciste », nul n’insistait. La mode du salut à la romaine faillit même devenir courante, non par goût, mais par riposte, quand les communistes défilaient le poing tendu vers l’Arc de Triomphe. On leva le bras, on chanta la Marseillaise. L’esprit nationaliste réclamait ses rites, et les moscoutaires essayaient de les lui chiper, en chantant, eux aussi, la Marseillaise et en se parant de tricolore, et en déclarant lutter contre le fascisme menaçant, pour les libertés françaises. Ainsi parlait Maurice Thorez, député communiste, depuis déserteur. Drôle d’époque.
Dans un monde parallèle, Notre avant-guerre serait considéré comme un classique du vingtième siècle. Mais voilà: il a été écrit par Robert BrasillachNotre avant-guerre est donc un livre maudit, qu’on ne trouvera jamais par hasard dans une bibliothèque ou dans une librairie. Il ne sera jamais étudié en classe de français, ni même en histoire. Les pontes de l’Éducation nationale ne pourraient permettre, en effet, que ce livre magnifique tombât entre des mains innocentes: il fait trop joliment l’éloge de l’esprit fasciste, présenté comme « l’esprit même de l’amitié, dont nous aurions voulu qu’il s’élevât jusqu’à l’amitié nationale ». L’écriture est trop belle, l’anticonformisme de l’auteur est trop dangereux.

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