vendredi 31 juillet 2015

C’est de cette façon qu’en juillet 1962, on traita les rapatriés d’Algérie

Source : Boulevard Voltaire
Il m’apparaît comme instructif, pour les générations qui n’ont pas connu, ou mal connu, ces événements tragiques, de faire souvenir de quelle manière ont été accueillis ces Français lors de leur arrivée, par Manuel Gomez.
À rapprocher de l’attitude de nos dirigeants face aux clandestins… (NDLR)
26 juillet 1962, le maire de Marseille, le socialiste Gaston Defferre, accorde une interview au quotidien Paris-Presse l’Intransigeant. Sujet : L’arrivée massive des rapatriés d’Algérie.
53 ans plus tard, il m’apparaît comme instructif, pour les générations qui n’ont pas connu, ou mal connu, ces événements tragiques, de faire souvenir de quelle manière ont été accueillis ces Français lors de leur arrivée, contre leur gré et emportés par le vent de l’Histoire, dans leur pays, leur patrie, la France.
Le « bafouilleur marseillais », Gaston Defferre, ne se prive guère de donner son avis : «
Ils fuient. Tant pis ! En tout cas, je ne les recevrai pas ici. D’ailleurs, nous n’avons pas de place. Rien n’est prêt. Qu’ils aillent se faire pendre où ils voudront ! En aucun cas et aucun prix je ne veux des pieds-noirs à Marseille.
À la question “Voyez-vous une solution aux problèmes des rapatriés à Marseille ?”, il répond : “Oui, qu’ils quittent Marseille en vitesse ; qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux.”
Mais Gaston Defferre n’est pas un cas isolé.
Un sondage IFOP début juillet indique que 62 % des métropolitains refusent toute idée de sacrifice à l’égard des Français d’Algérie.
Voici d’ailleurs un rapport découvert lors de l’ouverture des archives :
Les Français d’Algérie qui débarquent en métropole font l’objet d’une froide indifférence, ou même d’appréhensions. On ne les connaît pas. On ne sait d’où ils viennent ni s’ils sont “vraiment” français. Jugés premiers responsables du conflit qui vient de se terminer et qui a coûté la vie de trop nombreux soldats métropolitains, ils ne semblent pas “mériter” que l’on porte sur eux le regard compatissant que beaucoup espèrent.
Conseil des ministres du 18 juillet 62, Louis Joxe s’exclame : “Les pieds-noirs vont inoculer le fascisme en France. Dans beaucoup de cas, il n’est pas souhaitable qu’ils retournent en Algérie ni qu’ils s’installent en France. Il vaudrait mieux qu’ils aillent en Argentine, au Brésil ou en Australie.”
Pompidou, premier ministre, appuie cette idée : “Pourquoi ne pas demander aux Affaires étrangères de proposer des immigrants aux pays d’Amérique du Sud ou à l’Australie ? Ils représenteraient la France et la culture française.”
De Gaulle : “Mais non ! Plutôt en Nouvelle-Calédonie ! Ou bien en Guyane, qui est sous-peuplée et où on demande des défricheurs et des pionniers !”
Le 22 juillet 1962, Gaston Defferre poursuit ses anathèmes sur Paris-Presse
Français d’Algérie, allez vous faire réadapter ailleurs. Il faut les pendre, les fusiller, les rejeter à la mer… Jamais je ne les recevrai dans ma cité. »
Dans le centre de Marseille, une inscription sur un grand panneau : « Les pieds-noirs à la mer. »
À l’aéroport d’Orly, la direction interdit aux pieds-noirs d’emprunter l’escalier mécanique parce qu’elle estime que leurs valises et leurs ballots volumineux sont une gêne pour les autres voyageurs.
Pas l’once d’une compassion parmi les responsables politiques français : « L’intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs », dit froidement de Gaulle, le 4 mai 1962, en Conseil des ministres.
Un autre jour, à Peyrefitte qui lui expose « le spectacle de ces rapatriés hagards, de ces enfants dont les yeux reflètent encore l’épouvante des violences auxquelles ils ont assisté, de ces vieilles personnes qui ont perdu leurs repères, de ces harkis agglomérés sous des tentes, qui restent hébétés… », le Général répond sèchement : « N’essayez pas de m’apitoyer ! »
Parlant d’Edmond Jouhaud, l’un des généraux putschistes du 13 mai 1958 : « Ce n’est pas un Français, comme vous et moi, c’est un pied-noir. »
Voilà, tout est dit. Ceux qui ne savaient pas le savent à présent. Quant à ceux qui n’ont jamais voulu savoir qu’ils croupissent dans leur ignorance.

Bibliothēca #9 : Le Miroir des peuples, de Eric Guéguen

L'urbanisme, du sacré au post-moderne

La ville, espace du sacré et du politique a connu, par la mise en circulation de la raison dans la rue, une involution réductrice à la juxtaposition d’œuvres d’art. Celles-ci obéissent à une morale artistique nouvelle qui est celle de la nouvelle classe dominante : la bourgeoisie.
L’architecture et l’urbanisme se sont ainsi retournés contre la ville. Le mouvement moderne constitue le point culminant de ce retournement dans sa formulation esthétique. Mais son dépassement constitue-t-il pour autant une réconciliation avec la ville ?
Tous les peuples qui ont cherché à jouer un rôle dans l’histoire ont construit des villes. Spengler notait : « … toutes les grandes cultures sont des cultures citadines. (…) L’histoire universelle est l’histoire des cités » (Le déclin de l’Occident). Dès l’origine, la construction des villes a été profondément dépendante de l’état des rapports sociaux. Leur conception est le reflet d’un regard spécifique de la communauté sur elle-même. La ville est un miroir des rapports entretenus par les hommes entre eux. Mais la ville n’est pas qu’une superstructure de rapports sociaux. Les conceptions qui ont présidé à la naissance de chaque cité retentissent dans le futur longtemps et ne sont pas un simple socle passif de mouvements historiques. Aussi les conceptions en matière d’art et de bâtir les villes sont-elles tout autre chose que l’addition de recettes techniques.
Le mot urbanisme vient du latin urbs (ville) ; il a été créé par l’architecte espagnol Cerda en 1867. Les nécessaires qualités d’utilisabilité — mais non de stricte “utilité” — de l’art de bâtir en font une activité technique, qui fait appel aux savoir-faire existants et pousse à leurs développements : construction des enceintes et remparts, recherche des moyens de transports les mieux adaptés… Sous cet angle technique, c’est donc l’art de résoudre des problèmes techniques de construction et d’utilisation de l’espace. Mais de même que l’essence de l’économie ne peut être ramenée au problème de la rareté — celle des biens ou celle du travail — l’essence de l’urbanisme ne se résume pas à la gestion de l’espace.
Aménager et imaginer
Quand José Ortega y Gasset affirme au début du siècle : « Trouver de la place devient le problème de tous les instants » (La révolte des masses), son propos illustre la transformation des hommes en masses qui est le fait des États modernes. La question de la place existe par rapport à certaines contraintes d’efficacité (rapidité de communication, création de pôles d’attractions), qui sont le fait de pouvoirs politiques projetant leurs peuples dans un monde de lutte permanente.
Avant d’être l’art d’aménager, l’urbanisme est l’art d’imaginer. La façon de poser des problèmes n’est pas neutre et définit précisément une culture. L’urbanisme est une production culturelle et c’est pour cela qu’au-delà de la gestion de l’espace, ce qui domine son histoire est le rapport entre des formes et un être collectif différent suivant les espaces et les époques. C’est à cette lumière que prennent leur sens les irrationalités apparentes des villes tenant compte, notamment, de la place des dieux et du pouvoir politique et qui, dans leur variété, témoignent de rapports au monde multiples.
Le synœcisme athénien
[Ci-contre : L'Acropole d'Athènes (ill. par Christian Verdun). Exemple de ce que le langage de l'architecture appelle le « synoecisme athénien ». L'ordre qui se manifeste dans la cité grecque est dû, écrit Gaston Bardet, « non à un tracé régulier, mais à la localisation précise de chaque organe là où il doit remplir sa fonction propre ». La Cité grecque fédère de la sorte de petits groupes architecturaux autonomes. Et l'Acropole, au sommet, au point culminant de la ville, dépasse et unit tout à la fois cette fédération, au départ hétérogène]
Le cas de la cité grecque antique est caractéristique. L’ordre qui s’y manifeste est dû, selon Gaston Bardet, « non à un tracé régulier, mais à la localisation précise de chaque organe là où il doit remplir sa fonction propre. (…) Par la séparation des monuments, par leur balancement, par leur présentation non dans l’axe mais sur les angles — qui traduit le pluralisme originel existant au sein de la cité grecque — Athènes magnifie le synœcisme, autrement dit la fédération de petits groupes autonomes. Enfin, par son Acropole, elle tend à dépasser cette communauté fédérale et prépare le sommet suivant : celui de la communion médiévale » (L’urbanisme, PUF, 1945). En clair, l’urbanisme traduit la structure mentale des peuples. En ce sens, et très logiquement, la méditation sur la meilleure forme urbaine n’est donc pas présente dès le départ dans la pensée grecque. Plusieurs tendances différentes s’affirment au cours des siècles : plan orthogonal de l’architecte et philosophe Hippodamos de Milet, avec la division de la ville en îlots (insulae) dont la taille est différente suivant les quartiers, recherche du monumental et des perspectives (Pergame), avec un plan non orthogonal mais dicté par le relief, développement diffus d’Athènes aux rues tortueuses et aux limites floues. Le flou de ces limites s’explique : la cité grecque est le reflet d’une conception de la citoyenneté non obligatoirement liée à la ville. La cité (polis) est une communauté de citoyens dont l’habitat est dispersé. C’est un concept politique — non un espace bâti —, et la création de villes ne donnera jamais aux citadins plus de droits qu’aux ruraux.
La ville romaine : un projet politique et religieux
Plus encore que la cité grecque la ville romaine exprime un projet indissociablement politique et religieux. Il s’analyse notamment dans une institution comme le pomerium (ou pomœrium) qui était l’espace libre aménagé autour de l’enceinte de Rome, dans lequel il était interdit d’habiter et de cultiver. À l’intérieur de l’enceinte de la ville, dont les limites furent plusieurs fois reculées, des règles très précises limitaient le pouvoir des consuls.
« Un général victorieux — écrit Pierre Grimal — au retour de sa campagne, se voit interdire de franchir la limite pomeriale aussi longtemps qu’il désire demeurer imperator, en attendant, par ex., que le Sénat consente à lui décerner les honneurs du triomphe. Si, même par mégarde, il posait un pied à l’intérieur du pomerium, il perdrait sa qualité et ne pourrait plus aspirer à triompher » (Les villes romaines, PUF, 1971). Ainsi, l’espace de la ville a une forte signification politique et spirituelle. Elle n’est pas seulement manifeste dans la capitale de l’Empire.
Dans le plan-type des villes romaines sont conjuguées à la fois des exigences techniques de reproductibilité — le plan est conçu pour être utilisable par de simple soldats en campagne — et des constituants qui relèvent non d’une intention pratique, mais religieuse. C’est le cas de l’axe est-ouest (decumanus) coupant l’axe nord-sud (cardo). Pour J.J. Wunenburger, « le plan en croix représente analogiquement le carrefour des orientations cosmiques » (Le sacré, PUF, 1981). Tout particulièrement dans les marges occidentales de l’empire, ce plan est un instrument de romanisation, ou, si l’on en croit les propos prêtés au rebelle breton Galcacus par Tacite, d’« accoutumance à l’esclavage ». La ville romaine n’est en effet pas une simple agglomération d’hommes. Le sol de la ville est consacré aux dieux. Et sur ce sol, fontaines, sanctuaires, lieux de réunion permettent l’éclosion d’une socialité qui font de ces colonies, comme le dit Grimal, « une image de Rome ».
L’enveloppement du centre
Même après la chute de l’Empire romain, la ville en Occident reste, comme écrit Jean Pierre Muret, « l’ombre de la ville romaine » (La ville comme paysage, C.R.U, 1980). Le plan radioconcentrique est employé concurremment au plan orthogonal. Bastides et villeneuves, c’est-à-dire les villes liées à des opérations de défrichement ont un tracé irrégulier mais obéissant souvent à la formule de l’enveloppement du centre (l’église) par des cercles concentriques de rues bordées de maisons, d’autres rues partant du centre vers la périphérie (cf. revue Monuments Historiques n°158, août-sept. 1988). Mais les tracés orthogonaux sont de plus en plus fréquents à partir du XIIe siècle. Dans ceux-ci, les places sont considérées comme une des cases du quadrillage. De ce fait, « les rues débouchent aux angles et les courants de circulation restent tangentiels aux côtés » (J.L. Harouel, Histoire de l’urbanisme, PUF, 1981). La tendance du Moyen-Âge est ainsi de considérer comme souhaitable le plan orthogonal, même s’il n’est appliqué que dans certaines de ses villes nouvelles.
Quand le monument devient “cible”
La Renaissance voit le développement de conceptions qui s’épanouiront pleinement à l’âge classique (XVIIe, XVIIIesiècles). Elle représente une période favorable pour l’éclosion de plans radioconcentriques, tel celui de Palma-Nuova (1593). De tels plans permettent au mieux de mettre en valeur un monument central. Autre cas de figure : l’élaboration de synthèse entre les plans radioconcentriques et orthogonaux, la place centrale devenant par ex. un carré ou un rectangle.
La perspective devient volontiers monumentale, le monument est une « cible » (G. Bardet) : il doit être visible dans l’axe d’une rue. En conséquence, on n’accède plus aux places par les angles, mais par le milieu de chaque côté. Simultanément, c’est selon des normes strictes de proportion que les façades sont percées de fenêtres. Ces normes tendent d’ailleurs à être imposées à d’autres éléments que les façades, et à être étendues à toutes les constructions quand le pouvoir politique est en mesure de le faire.
C’est ce que fait Ludovic Le More dans la petite ville lombarde de Vivegano, comme le note Jean-Louis Harouel qui précise : « L’unité de style constitue donc le visage architectural de l’individualisme de la Renaissance » (op. cit.). C’est le retour en force du programme en urbanisme et architecture. Ces programmes sont alimentés par d’importantes réflexions théoriques, comme celles d’Alberti, ou de Thomas More qui pousse à l’extrême la volonté de standardisation (L’Utopie).

mercredi 29 juillet 2015

« Une chimère cornue... »

Quelle ombre d'analogie peut-il bien y avoir entre la Constitution des États-Unis d'Amérique et le rêve éculé des États-Unis d'Europe déjà préconisés par Victor Hugo ? La question est posée par Maurras.
L'unité de l'Europe représente une vieille nuée démocratique. Victor Hugo a écrit sur ce sujet des pages d'un grotesque puissant à la mesure de ses dons verbaux qui étaient aussi immenses que son manque de discernement. Après la guerre de 1914-1918, il s'esquissa à la Société des Nations, ancêtre de l'ONU, des projets d'Union européenne auxquels Aristide Briand prêta sa voix qu'on disait de violoncelle. Il adjurait les Européens de fonder des États-Unis. Charles Maurras répondit à Aristide :
« Quelle ombre d'analogie peut-il bien y avoir entre la Constitution des États-Unis d'Amérique et le rêve éculé des Etats-Unis d'Europe que vient de regonfler ce malfaiteur public ?
Les États-Unis de l'histoire sont formés de provinces d'un même peuple parlant une même langue, associées dans la même loi puritaine, toutes tendues à lutter contre un même oppresseur. Cet oppresseur était leur véritable fédérateur. C'est ainsi que le duc d'Autriche fédérait contre lui-même les cantons de la Suisse antique. C'est ainsi que se sont formées toutes les fédérations de l'histoire. Où est le commun oppresseur de l'Europe moderne ? Où est la communauté fondamentale des Européens ? [...]
L'on rêve d'étroite confédération avec des gens dont on ne comprend pas les idées essentielles, même quand elles sont rendues dans un français approximatif, et l'on doute de l'importance des biens nationaux (certains, nets, positifs, bienfaisants, anciens, sacrés, faiseurs d'ordre et de paix intérieure), et l'on se laisse aller à les défaire ou les relâcher avec une imprudence et une étourderie criminelles. » 1
Les nations européennes diffèrent par la langue ; bien que leurs castes dirigeantes communient dans l'idéal du Grand Architecte de l'Univers, les peuples possèdent un passé chrétien , mais tantôt catholique, tantôt protestant, tantôt encore "orthodoxe". La France s'est créée en marge de l'empire, rêve germanique. Si l'Allemagne et l'Espagne possèdent de fortes traditions régionales, la République jacobine a brisé les provinces et centralisé à outrance ; sa déconcentration administrative, imposée par le haut, n'est qu'un leurre. Les intérêts des différents pays de l'Union divergent, historiquement et géographiquement. Du Luxembourg à la France, les États se révèlent disparates en taille, population, richesses. Et on veut faire une communauté de tout cela ! La France en mourrait !
« La doctrine du libre échange nous a diminués pour le moins autant que l'a pu faire la doctrine des nationalités. Le libre échange, tel que nous l'avons pratiqué depuis 1860, nous a rendus malades : aggravé d'une bonne fédération continentale, il nous tuerait. » 2
La technocratie bruxelloise représente, avec la finance internationale, anonyme et vagabonde,  le seul facteur d'unité. Cet organe étranger, froid, ne saurait qu'imposer une dictature de bureaux rappelant l'administration soviétique. Au-delà d'une longue période de misère, je ne vois pas un tel organisme supranational se terminer, après une pénible agonie, autrement que par des guerres de sécession. « Mais, demandait déjà Maurras dans L'AF du 23 octobre 1925, aurons-nous encore des canons et des munitions ? Nous restera-t-il un seul canonnier ? »
GÉRARD BAUDIN L’ACTION FRANÇAISE 2000  du 2 au 15 juillet 2009
1 - L'Action Française, 23 février 1928
2 - L'Action Française, 28 juillet 1929

Bibliothēca #5 : L'Histoire sous surveillance, de Marc Ferro

lundi 27 juillet 2015

Alfred Thayer Mahan, théoricien de la thalassocratie américaine

Amiral, historien et professeur à l’US Naval Academy, Alfred Thayer Mahan est né le 27 septembre 1840 à West Point, où son père enseignait à l’Académie militaire. Il fréquente l’US Naval Academy d’Annapolis, sert l’Union pendant la Guerre de Sécession et entame une carrière de professeur d’histoire et de stratégie navales. De 1886 à 1889, il préside le Naval War College. De 1893 à 1895, il commande le croiseur Chicago dans les eaux européennes. Il sert à l'état-major de la marine pendant la guerre hispano-américaine de 1898. En 1902, il est nommé Président de l’American Historical Association. Il meurt à Quogue, dans l’État de New York, le 1erdécembre 1914. L'œuvre de Mahan démontre l'importance stratégique vitale des mers et des océans. Leur domination permet d’accéder à tous les pays de la planète, parce que la mer est res nullius, espace libre ouvert à tous, donc surtout à la flotte la plus puissante et la plus nombreuse. Le Sea Power, tel que le définit Mahan, n'est pas exclusivement le résultat d'une politique et d'une stratégie militaires mais aussi du commerce international qui s'insinue dans tous les pays du monde. Guerre et commerce constituent, aux yeux de Mahan, deux moyens d'obtenir ce que l'on désire : soit la puissance et toutes sortes d'autres avantages. Ses travaux ont eu un impact de premier ordre sur la politique navale de l'empereur allemand Guillaume II, qui affirmait « dévorer ses ouvrages ».
◘ The Influence of Sea Power upon History 1660-1783
(L'influence de la puissance maritime sur l'histoire 1660-1783), 1890
Examen général de l'histoire européenne et américaine, dans la perspective de la puissance maritime et de ses influences sur le cours de l'histoire. Pour Mahan, les historiens n'ont jamais approfondi cette perspective maritime car ils n'ont pas les connaissances navales pratiques nécessaires pour l'étayer assez solidement. La maîtrise de la mer décide du sort de la guerre : telle est la thèse principale de l'ouvrage. Les Romains contrôlaient la mer : ils ont battu Hannibal. L'Angleterre contrôlait la mer : elle a vaincu Napoléon. L'examen de Mahan porte sur la période qui va de 1660 à 1783, ère de la marine à voile. Outre son analyse historique extrêmement fouillée, Mahan nous énumère les éléments à garder à l'esprit quand on analyse le rapport entre la puissance politique et la puissance maritime. Ces éléments sont les suivants :
  • 1) la mer est à la fois res nullius et territoire commun à toute l'humanité ;
  • 2) le transport par mer est plus rapide et moins onéreux que le transport par terre ;
  • 3) les marines protègent le commerce; 4) le commerce dépend de ports maritimes sûrs ;
  • 5) les colonies sont des postes avancés qui doivent être protégés par la flotte ;
  • 6) la puissance maritime implique une production suffisante pour financer des chantiers navals et pour organiser des colonies ;
  • 7) les conditions générales qui déterminent la puissance maritime sont la position géographique du territoire métropolitain, la géographie physique de ce territoire, l'étendue du territoire, le nombre de la population, le caractère national, le caractère du gouvernement et la politique qu'il suit (politiques qui, dans l'histoire, ont été fort différentes en Angleterre, en Hollande et en France).

Après avoir passé en revue l'histoire maritimes des pays européens, Mahan constate la faiblesse des États-Unis sur mer. Une faiblesse qui est due à la priorité que les gouvernements américains successifs ont accordé au développement intérieur du pays. Les États-Unis, faibles sur les océans, risquent de subir un blocus. C'est la raison pour laquelle il faut développer une flotte. Telle a été l'ambition de Mahan quand il militait dans les cercles navals américains.
◘ The Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793-1812
(L'influence de la puissance maritime sur la Révolution française et l'Empire français, 1793-1812), 2 vol., 1892
Ce livre d'histoire maritime est la succession du précédent. Il montre comment l'Angleterre, en armant sa marine, a fini par triompher de la France. En 1792, l’Angleterre n'est pas du tout prête à faire la guerre ni sur terre ni sur mer. En France, les révolutionnaires souhaitent s'allier à l’Angleterre qu'ils jugent démocratique et éclairée. Mais, explique Mahan, cet engouement des révolutionnaires français ne trouvait pas d'écho auprès des Anglais, car la conception que se faisaient ces derniers de la liberté était radicalement différente. Pour Mahan, conservateur de tradition anglo-saxonne, l’Angleterre respecte ses traditions et pratique la politique avec calme. Les révolutionnaires français, eux, détruisent toutes les traditions et se livrent à tous les excès. La rupture, explique le stratège Mahan, survient quand la République annexe les Pays-Bas autrichiens, s’emparent d’Anvers et réouvrent l’Escaut. La France révolutionnaire a touché aux intérêts de l'Angleterre aux Pays-Bas.
Le blocus continental, décrété plus tard par Napoléon, ne ruine pas le commerce anglais. Car en 1795, la France avait abandonné toute tentative de contrôler les océans. Dans son ouvrage, Mahan analyse minutieusement la politique de Pitt, premier instigateur génial des pratiques et stratégies de la thalassocratie britannique.
► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.

Bibliothēca #3 : Pour en finir avec le Moyen Âge, de Régine Pernoud

Laurent Glauzy présente son dernier livre

Pédo-satanisme et franc-maçonnerie (disponible ici)

Bibliothēca #2 : Quand les catholiques étaient hors la loi, Jean Sévillia

dimanche 26 juillet 2015

Les Germains (doc en 4 épisodes)

De leur première confrontation avec les Romains en 58 av. J.-C. jusqu’au baptême de Clovis à la fin du Ve siècle, une série de quatre documentaires-fiction pour découvrir la véritable histoire des Germains, loin de l’image de barbares incultes inventée par César.
1/4 : Barbares contre Romains
Où l’on découvre comment les Romains et les Germains se sont rencontrés, à travers le destin du personnage fictif de Basena, prêtresse issue du peuple suève (Germains d’Europe centrale). Après la défaite de son roi Ariovist face à Jules César en 58 avant J.-C., elle se réfugie chez les Chérusques, où elle est chargée des affaires religieuses. Elle assiste à la conquête progressive des territoires germaniques par les Romains…
2/4 : La bataille de Varus
Personnage historique réel, Arminius, fils d’un chef de guerre chérusque, est enlevé à son père pour être éduqué à Rome. Devenu officier romain, il est renvoyé en Germanie en l’an 7 ou 8 après J.-C. pour aider le gouverneur romain Varus à étendre l’autorité de l’empire vers le nord. De retour dans son pays natal, il constate que, même si les deux peuples se sont désormais habitués à vivre ensemble, le droit germain ancestral est bafoué par les Romains. Arminius parvient alors à fédérer plusieurs peuples germaniques et organise la rébellion contre les Romains. Lors de la bataille l’opposant aux légions de Varus, en l’an 9, dans la forêt de Teutoburg, inflige à l’Empire romain l’une de ses plus sévères défaites…

3/4 : Pax romana
Après la terrible défaite de Varus, les Romains se sont retirés de l’autre côté du Rhin. Pour maintenir les “Barbares” à distance, ils construisent le limes. Cette ligne de démarcation n’est pourtant pas une frontière étanche. C’est aussi un point de passage, autant pour les échanges commerciaux que pour la circulation des idées et des hommes. C’est ainsi que vers le milieu du IIIe siècle, le jeune Germain Grifo – le protagoniste fictif de ce troisième épisode – décide de se réfugier du côté romain du limes après avoir échappé de justesse à l’attaque d’une tribu voisine sur son village. Comme il refuse d’abandonner ses armes, il est fait prisonnier et vendu à un organisateur de combats de gladiateurs. Son expérience de guerrier lui permet de gagner un combat spectaculaire et de recouvrer la liberté…
4/4 : Sous le signe de la croix
Les grandes invasions ont bouleversé la carte de l’Europe et considérablement réduit le pouvoir de Rome. À la bataille de Tolbiac contre les Alamans en 496, Clovis, roi des Francs, implore le dieu des chrétiens de lui donner la victoire – et l’obtient. Désormais, à côté de ses guerriers, il fait une place de plus en plus grande aux évêques, les représentants de ce christianisme qui est religion d’État à Rome depuis plus d’un siècle déjà.
Son vassal Radulf – le narrateur fictif du dernier épisode – a grandi dans la croyance aux dieux des Germains et refuse cette évolution. Des rencontres personnelles avec des fidèles de la nouvelle religion l’amènent peu à peu à changer l’image qu’il s’en était faite. Lorsque Clovis se fait baptiser à Reims, un peu avant l’an 500, Radulf s’est rallié à la position de son suzerain et il est chargé d’une nouvelle mission : propager la foi chrétienne dans tout le royaume des Francs.
Arte – 2013

Les Vikings n'étaient pas les explorateurs solitaires qu'on pensait

Selon une nouvelle étude génétique, les femmes scandinaves ont fait partie intégrante de la colonisation viking. Une étude plus ancienne avait montré l’inverse dans le cas particulier de l’Islande.
Les Vikings faisaient de nombreuses choses en famille, y compris l’exploration et la colonisation. Contrairement aux clichés selon lesquels ils ne partaient en raids qu’en groupes d’hommes, les anciens Scandinaves emmenaient leurs femmes avec eux.
C’est ce que révèle une étude génétique de l’université d’Oslo, publiée le 7 décembre dans la revue Philosophical Transactions of the Royal Society B.
La question de la présence des femmes dans la grande aventure viking n’est pas anodine, une première étude publiée en 2001 avait révélé que les Scandinaves avaient ramené avec eux des femmes gaéliques lors de la colonisation de l’Islande.
Cela soutenait l’idée qu’ils partaient en raids et en exploration entre hommes et ne faisaient venir des femmes que plus tard, et pas forcément celles de leur pays.
Mais l’équipe d’Erika Hagelberg, de l’université d’Oslo, a montré des résultats différents en menant une nouvelle étude.
Plongée dans l’ADN mitochondrial.
Les chercheurs ont commencé par étudier les ossements de 45 vikings retrouvés en Norvège. Ils datent tous d’entre 796 et 1066, c’est-à-dire, à trois ans près, de l’ensemble de la période Viking. Celle-ci s’étend du pillage de Lindisfarne en 793 à la défaite de Stamford Bridge en 1066.
L’équipe s’est plus précisément intéressée à l’ADN mitochondrial des squelettes, puisque celui-ci n’est transmis que par la mère.
Il révèle donc des informations sur la lignée maternelle.
Ces résultats ont été comparés à l’analyse génétique de 68 habitants de l’Islande médiévale, puis de 5191 Européens d’aujourd’hui.
Le matériel génétique des anciennes populations nordiques et islandaises s’est révélé très proche de celui des populations actuelles de l’Atlantique Nord.
Une proximité renforcée entre les anciens scandinaves et les habitants des archipels des Orcades et des Shetland, dont l’histoire est très liée à celle des Vikings.
Des résultats qui suggèrent que les femmes vikings auraient aussi voyagé.
Un rôle plus important que prévu
« Il semble que les femmes ont joué un rôle plus important que prévu dans la colonisation », explique à LiveScience Jan Bill, archéologue à l’université d’Oslo mais qui n’a pas participé à l’étude.
« Dans l’image que nous avons des raids vikings il n’y a bien sûr pas de place pour des familles, mais quand ces activités ont commencé à devenir plus pérennes, les familles ont fini par voyager également et à rester dans les campements », conclut-il.

Les éditions de Chiré vous proposent - Bonald. La Réaction en action

Lorsque l'on évoque la pensée contre-révolutionnaire, les noms de Louis de Bonald et de Joseph de Maistre sont immanquablement associés. Le second a cependant suscité une littérature abondante, tandis que le premier demeure injustement mal connu du grand public. Justice que lui rend enfin cet ouvrage.
Erreur
Bonald, par la richesse de son système, fut le premier et le plus prestigieux théoricien du traditionalisme et du monarchisme intégral ; mais également un homme politique dont la personnalité et l'action marquèrent les années de la Restauration : maire, député puis Pair de France, il fut à la fois le maître à penser et le chef de file du mouvement ultra.
Sa pensée est une pensée de combat : intégrale et totalisante, elle ne saurait se résumer à une simple défense de l'Ancien Régime ; vaste, complexe, conquérante, elle impose une vision du monde qui lie intimement le politique et le métaphysique. C'est un véritable monument de l'histoire de la philosophie que nous découvrons donc ici, à contre-courant de son temps, et plus encore du nôtre.
Erreur
Fruit de plusieurs années de recherches à l'Université de Paris IV-Sorbonne, l'essai de F. Bertran de Balanda suit des axes inédits d'interprétation et propose au lecteur une approche novatrice de la vie et de l'oeuvre du vicomte, enrichie notamment d'une source nouvelle : les articles que Bonald publia dans la presse de l'époque, qui permettent de croiser de façon passionnante son système philosophique, son action politique et l'actualité de la période.
L'ensemble est complété par des annexes nombreuses : textes de Bonald, iconographie d'époque, et surtout une bibliographie très exhaustive et commentée. Un ouvrage désormais de référence. 
Date de parution: 2010-01-01
Editeur: PROLEGOMENES (EDITIONS)
ISBN:9782917584200
Nb de pages: 306
ouvrage disponible ici

Bibliothēca #1 : Soumission, de Michel Houellebecq

Bibliothēca #13 – « D'Alexandre à Actium », de Peter Green

samedi 25 juillet 2015

José Antonio et le national-syndicalisme, 50 ans après

Le 29 octobre 1933, deux mois après la chute du gouvernement de centre-gauche de Manuel Azana, trois jeunes gens organisaient au Théâtre de la Comédie de Madrid un meeting qualifié vaguement d’« affirmation nationale » : un héros de l'aviation, Julio Ruiz de Aida, un professeur de droit civil, Alfonso Garcia Valdecasas, et un jeune aristocrate, espoir du Barreau madrilène, José Antonio Primo de Rivera. L'histoire devait retenir cette réunion, retransmise par radio mais passée pratiquement inaperçue dans la presse, comme acte de fondation de la Phalange espagnole.
Justice et Patrie
Lorsque les trois orateurs montent à la tribune, près de 2.000 personnes se pressent dans la salle. Militaires, monarchistes, traditionalistes, républicains-conservateurs, syndicalistes-révolutionnaires, étudiants et simples curieux composent un public aussi hétéroclite qu'enthousiaste. Pour le dernier orateur, l’expectative est à son comble. Pâle, un peu crispé, celui que l’Espagne entière appellera bientôt “José Antonio” s’avance vers l’estrade. Déjà, la chaude parole du jeune tribun pénètre incandescente dans les esprits et capte irrésistiblement l’émotion de l’auditoire. Le philosophe Unamuno se dira impressionné par la hauteur poétique et la radicale nouveauté du discours. En quelques mots, le futur leader de la Phalange présente son mouvement. Il s'agit — dit-il — d’un « anti-parti », « ni de droite ni de gauche », au-dessus des intérêts de groupe et de classe », ses moyens et ses fins seront avant tout : le respect des valeurs éternelles de la personne humaine ; l’irrévocable unité du destin de l’Espagne ; la lutte contre le séparatisme ; la participation du peuple au pouvoir — non plus au moyen des partis politiques, instruments de désunion de la communauté mais au travers des entités naturelles que sont la famille, la commune et le syndicat ; la défense du travail de tous et pour tous ; le respect de l’esprit religieux mais la distinction de l’Église et de l’État ; la restitution à l’Espagne du sens universel de sa culture et de son histoire ; la violence, s'il le faut, mais après avoir épuisé tous les autres moyens car « il n'y a pas d'autre dialectique admissible que celle des poings et des revolvers quand on porte atteinte à la Justice et à la Patrie ». Enfin, une nouvelle manière d’être : « il faut adopter devant la vie entière l'esprit de service et de sacrifice, le sens ascétique et militaire de la vie ». Il conclut sous les ovations : « le drapeau est levé. Nous allons maintenant le défendre avec poésie et gaieté ».
Rejetée par la droite pour sa conception avancée de la justice sociale et combattue par la gauche pour son respect de la tradition et sa vision chrétienne du monde, la Phalange de José Antonio allait connaître une vie aussi courte qu’agitée. Son histoire se confond dans une large mesure avec celle de son fondateur, dont le destin tragique — il fut exécuté à l'âge de 33 ans — apparaît empreint d'une profonde solitude de son vivant comme après sa mort
Une famille de militaires et de propriétaires ruraux
José Antonio naît à Madrid le 24 avril 1903, dans une famille de militaires et de propriétaires ruraux. Fils du Général Primo de Rivera, Marquis d’Estella et Grand d’Espagne — qui sera investi de pouvoirs dictatoriaux par le Roi Alphonse XIII de 1923 à 1930 — il est l’aîné de six enfants. Sa prime jeunesse se passe à Algeciras, ville andalouse dont était originaire son père. En 1923, à peine sorti de la faculté de droit, José Antonio s’inscrit au barreau de la capitale. Il se consacre entièrement à sa profession d’avocat qu’il exerce brillamment et pour laquelle il éprouve une véritable passion. La politique ne s'emparera d'abord de lui que pour des raisons familiales.
En 1930, le Général Miguel Primo de Rivera meurt dans un modeste hôtel de Paris où il vivait en exil depuis la chute de son régime. Alors commence l'activité politique de José Antonio, centrée presque exclusivement, en ce début, sur la défense de la mémoire de son père. Il mène cette entreprise avec véhémence, ce qui ne l'empêche pas de reconnaître honnêtement les erreurs de la dictature. Il adhère d'abord à l'Union monarchique dont il sera quelques mois le secrétaire général adjoint. Peu de temps après, il se présente comme candidat au Parlement. Malgré ses 28.000 voix, il est battu. Les élections dégagent une majorité de centre-gauche. José Antonio ne tarde pas à perdre ses illusions sur la monarchie qu'il qualifie « d'institution glorieusement défunte ». Parallèlement, il complète et approfondit sa culture politique. Jusque là, il avait surtout fréquenté les auteurs classiques et les traités de philosophie du droit. Il se plonge désormais dans la lecture de Lénine, Marx, SpenglerSorel, Laski, et surtout des Espagnols Unamuno et Ortega y Gasset.
1933 est une année clef dans la vie de José Antonio. Avec la fondation de la Phalange, il entre définitivement dans l'arène politique. À peine né, son mouvement se lance dans la bataille électorale. Le 19 novembre 1934, il compte deux élus : José Antonio et Moreno Herrera. Aux Cortès, José Antonio exerce une véritable fascination. Ses discours, imprégnés d'un profond mysticisme et d'un souffle prophétique font chanter les imaginations. Il s'affirme comme un poète de la politique. De la Phalange, il dit : « ce n'est pas une manière de penser, c'est une manière d'être ». Voici, d'après les souvenirs de l'Ambassadeur des États-Unis, Bowers, comment José Antonio apparaissait à ceux qui l'approchaient : « … il était jeune et extrêmement séduisant. Je revois sa chevelure noire comme le jais, son visage mince et olivâtre. Il était courtois, modeste, plein de prévenances… C'était un héros de roman de cape et d'épée. Je le reverrai toujours tel que je le vis pour la première fois, grand, jeune, aimable et souriant, dans une villa de Saint Sébastien ».
Phalange et JONS
En février 1934, la Phalange fusionne avec un autre groupe, créé en 1931 à l'initiative de deux jeunes intellectuels, Ramiro Ledesma Ramos et Onesimo Redondo : les JONS. Le mouvement prend son nom définitif de Falange Espahola de las Juntas de Ofensiva Nacionalsindicalista (FE de las JONS). Le nouveau parti adopte le drapeau anarchiste rouge et noir, frappé de cinq flèches croisées (blason d’Isabelle Ière de Castille) et d'un joug (blason de Ferdinand V d'Aragon). La fusion de ces deux emblèmes symbolise l'unité espagnole, née de l'union des couronnes d'Aragon et de Castille.
Le 5 octobre 1934, le premier Conseil National du mouvement élit José Antonio Chef National à une voix de majorité. À 31 ans, encore en pleine jeunesse, il ignore qu'au terme de deux années, parmi les plus fébriles de l'histoire d'Espagne, le sceau de la mort paraphera son message.
En 1935, ses préoccupations sociales s’affirment plus nettement. L’idéologie restera toujours à l'état d'esquisse. Mais on y trouve des lignes de force et des analyses à valeur d’orientation. L’une des idées majeures de José Antonio s'exprime en deux mots : unité nationale. Patriote, plus que nationaliste, il s’oppose à toute forme de séparatisme. Mais c'est la justice sociale qui seule peut faire cette unité nationale. Seule, elle peut constituer la “base” sur laquelle « les peuples retourneront à la suprématie du spirituel ». La Patrie — déclare José Antonio — est une unité totale, où s'intègrent tous les individus et toutes les classes. Elle ne peut être le privilège de la classe la plus forte, ni du parti le mieux organisé. La Patrie est une unité transcendante, une synthèse indivisible, qui a des fins propres à accomplir ». Partant de cette prémisse, son programme propose : la défense de la propriété individuelle mais après la nationalisation des banques et des services publics, l'attribution aux Syndicats de la plus-value du travail, la réforme agraire en profondeur et la formation de patrimoines communaux collectifs. Il faut — dit-il — « substituer au capitalisme la propriété familiale, communale et syndicale ». Traité de “national-bolchévik”, José Antonio riposte en dénonçant le “bolchévisme des privilégiés” : « … est bolchevik celui qui aspire à obtenir des avantages matériels pour lui et pour les siens, quoi qu'il arrive ; est antibolchevik, celui qui est prêt à se priver de jouissances matérielles pour défendre des valeurs d'ordre spirituel ». La Phalange s'explique donc par la volonté de renvoyer dos à dos la gauche et la droite et de réaliser une synthèse de la révolution et de la tradition.
Prolégomènes de la guerre civile
En décembre 1935, les Cortès sont dissoutes, à l'issue de la septième crise ministérielle de l'année. En vain, José Antonio tente de rompre l’isolement de son mouvement. Des envoyés phalangistes discutent à plusieurs reprises avec le leader syndicaliste-révolutionnaire Angel Pestana. D'autres entrent en contact avec Juan Negrin, un des principaux représentants de la fraction non-marxiste du parti socialiste. Mais ces négociations répétées n'aboutissent à aucun accord. À la veille des élections de février 1936, obsédé par l'éventualité d'une seconde révolution socialo-marxiste — après la tentative manquée d'octobre 1934 — José Antonio suggère la création d'un large front national. Proposition sans lendemain ! L’échec des pourparlers — cette fois avec des dirigeants de droite — laisse la Phalange en dehors du Bloc national, coalition comprenant les conservateurs-républicains, les démocrates-chrétiens, les monarchistes, les traditionalistes carlistes, les agrariens et les divers modérés de droite. Cinq mois plus tard, ce Bloc national constituera l'essentiel des forces civiles qui soutiendront le soulèvement militaire.
Aux élections, la gauche reprend l'avantage. Le Front populaire s'installe au pouvoir sous la direction de Manuel Azana. Pour la Phalange, le scrutin a été un désastre. Paradoxalement, le mouvement enregistre un afflux extraordinaire d'adhésions. Il ne comptait que 15.000 adhérents début 1936, pour la plupart étudiants et employés, il en aura 500.000 à la fin de Tannée. Jusqu'alors les militants de la Phalange se recrutaient à droite comme à gauche. À l'inverse au lendemain de la victoire du Front populaire, les nouveaux venus proviennent presque exclusivement des partis de droite.
Dès son arrivée au pouvoir, le Front populaire ordonne la clôture de tous les centres de la Phalange et l’interdiction de ses publications. Le 14 mars, José Antonio est incarcéré en même temps que la quasi totalité des membres du Comité exécutif et près de 2.000 militants. Il ne recouvrera plus jamais la liberté. Le jour même de sa détention, José Antonio déclare : « aujourd'hui, deux conceptions totales du monde s’affrontent. Celle qui vaincra interrompra définitivement l'alternance. Ou la conception spirituelle, occidentale, chrétienne, espagnole, avec ce qu'elle suppose de sacrifice, mais aussi de dignité individuelle et politique, vaincra, ou vaincra la conception matérialiste, russe, de l’existence… ».
Héritière de structures incompatibles avec la démocratie libérale, se heurtant à l’hostilité et à la frénésie révolutionnaire de la gauche, survenant enfin en pleine crise mondiale du libéralisme, la Seconde République espagnole s’achemine irrémédiablement vers le désastre. Dans la phase finale, le désordre public, véritable plaie du régime, prend des proportions alarmantes. De février à juin 1936, on ne compte pas moins de 269 morts et 1.287 blessés. Atterré, le leader socialiste Prieto commente : « Nous vivons déjà une intense guerre civile ».
À droite, les complots se multiplient. Averti du soulèvement national qui se prépare, le chef de la Phalange donne son accord définitif aux militaires à la fin du mois de juin. Dans l’esprit de José Antonio, le soulèvement — auquel il n’accepte de collaborer qu’à la dernière heure — est l'ultime recours pour stopper l’autodestruction de la société espagnole. À tort, il croit que la majeure partie de l’armée se soulèvera et que le reste suivra peu de temps après. Cette illusion explique son attitude ultérieure. Lorsque le putsch s’avérera inefficace, son angoisse, sa préoccupation essentielle sera d’éviter la guerre civile. Pour cela, de sa prison, il essaiera désespérément de persuader les belligérants de négocier par tous les moyens : comme en ont témoigné les ministres du Front Populaire Prieto et Echevarria.
Le 13 juillet 1936, Calvo Sotelo, chef de l’opposition, est enlevé sur ordre du gouvernement puis assassiné. La découverte de son cadavre met le feu aux poudres. Le 18 juillet, l'armée du Maroc, commandée par le Général Franco, se soulève. La guerre civile commence. Elle ne s’achèvera que le 1er avril 1939.
Dès le début du conflit, la Phalange paie le prix du sang. En l’espace de quelques mois, 60% de ses dirigeants sont tués : tombés dans des embuscades ou assassinés en prison. Condamné à mort par un “tribunal populaire”, José Antonio est fusillé le 20 novembre, malgré l’intervention de plusieurs diplomates étrangers et duForeign Office britannique. En pleine tourmente, la Phalange se retrouve décapitée. Trop peu nombreux, les quelques cadres rescapés s’avèrent incapables d’assimiler l’énorme avalanche de reçues.
Franco met la Phalange au pas
Cinq mois plus tard, le Conseil national, soucieux de bien marquer son indépendance à l’égard des militaires, décide d'élire Manuel Hedilla second chef national. Mais il est alors trop tard : l’État Major et Franco ne l’entendent pas ainsi ! Le lendemain, 19 avril 1937, Franco annonce la fusion de tous les partis politiques insurgés contre le Front populaireet la création d’un nouveau mouvement : la Phalange Traditionaliste. Beaucoup de phalangistes accepteront le fait accompli, d'autres résisteront. Manuel Hedilla, estimant que cette unification forcée revient à faire perdre toute autonomie à la Phalange et “neutralise” son idéal social et révolutionnaire, refuse de s’incliner. La réaction est immédiate. Accusé de rébellion, déféré devant un tribunal, le second chef de la Phalange sera condamné à mort, condamnation commuée par la suite en détention de 1937 à 1946.
Après l’éviction de Manuel Hedilla, une Phalange “proscrite”, dissidente et plus ou moins clandestine s'organise en marge du régime. Elle ne cesse de dénoncer la “récupération” et la “trahison” de Franco mais son action politique demeure très limitée. La Phalange Traditionaliste, appelée bientôt Movimiento, reprend les mots d’ordre du phalangisme originel en les dépouillant progressivement de leur contenu. Très vite, le Caudillo comprend le parti qu'il peut tirer de l’instauration d’un culte voué à José Antonio. Il exalte son exemple et son sacrifice, élimine de sa doctrine les sujets dangereux et mène l’Espagne par des chemins fort différents de ceux que José Antonio voulait emprunter. Encore tout récemment, le beau-frère du Caudillo, Ramón Serrano Súñer, ministre de 1938 à 1942, déclarait sans détours, « Franco et José Antonio n'avaient ni sympathie ni estime l’un pour l’autre… Ils se trouvaient dans des mondes très éloignés par leurs mentalités, leurs sensibilités et leurs idéologies… Il n'y eut jamais de dialogue politique, ni d'accord entre les deux ! » [extrait, cité dans Le Monde, 1983, d'un entretien av. A. Imatz, in : Écrits de Paris n°463, déc. 1985].
La mort du Caudillo, en 1975, allait sonner le glas du Movimiento (non point de la Phalangecar la référence à celle-ci avait déjà été supprimée par la loi organique de l’État du 14 décembre 1966), dont la plupart des représentants devaient se rallier rapidement au nouveau régime mis en place sous la conduite du Roi Juan Carlos et de son Premier ministre, ex-secrétaire général du Movimiento, Adolfo Suárez.
Pendant près de 40 ans, les personnalités les plus diverses affirmèrent leur foi phalangiste ou rendirent hommage aux vertus du “Fondateur”. Manuel Fraga Iribarne, leader de l’opposition conservatrice, écrivait : « La postérité verra en José Antonio (…) le premier homme politique de l’Espagne contemporaine » (1961). Joaquim Ruiz-Gimenez, principal responsable des catholiques de gauche, exaltait « l’élégance de son esprit [et] la noblesse de son âme » (1961). Eduardo Sotillos, porte-parole du gouvernement socialiste, citait abondamment José Antonio dans une apologie de la révolution nationale-syndicaliste (Ariel, 1963) et ses propos élogieux n’auraient sans doute pas été démentis par le ministre socialiste de l'Intérieur, José Barrionuevo, alors haut responsable du Movimiento.
On comprend que l'historiographie post-franquiste hésite encore entre le silence, la polémique ou la condamnation d'ensemble lorsqu'elle aborde l'étude d'un passé aussi embarrassant. Gageons cependant que les interprétations-schématisations qui prédominent aujourd'hui, ne tarderont pas à lasser. Jean Jaurès, dont le talentueux esprit jette parfois de soudaines clartés, déclarait en 1903 au Parlement, dans une formule suggestive que les historiens de la Phalange devraient méditer : « Pour juger le passé, il aurait fallu y vivre ; pour le condamner, il faudrait ne rien lui devoir ».
► Frédéric Meyer, Orientations n°3, 1982.

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Pouvoir et politique d’après Hannah Arendt

Hannah Arendt appartient au petit nombre de penseurs politiques les plus importants du XXe siècle. Après avoir fait des études philosophiques approfondies en Allemagne auprès de Karl Jaspers et de Martin Heidegger, elle émigre en France en 1933, puis se fixe définitivement aux États-Unis à partir de 1941 où elle enseigne la sociologie dans différentes universités.
L’originalité d’Hannah Arendt est de mêler dans ses analyses une série de remarques nées de l’observation endurante des phénomènes sociaux, culturels, politiques à une réflexion approfondie des écrits des auteurs qui, au fil des siècles, ont pensé la politique. Ce qui lui permet de fixer précisément les limites chronologiques d’une telle réflexion : « Notre tradition de pensée politique a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d’Aristote. Je crois qu’elle a connu une fin non moins déterminée dans les théories de Karl Marx » (La Crise de la culture, p. 28). La faculté politique autorise l’activité humaine la plus noble, la plus généreuse, la plus proche de son humanité et de son essence d’homme. Apte à la parole et à la vie en commun, l’homme se distingue de l’animal, trouvant sa destination et sa valeur dans la vie publique quand il est en rapport avec d’autres hommes à qui il s’adresse librement et sur un pied d’égalité : « La double définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon (vivant apte à vivre en cité) et comme zôon logikon (être doué de langage), un être accomplissant sa vocation la plus éminente dans la faculté de la parole et dans la vie de la polis, était destinée à distinguer le Grec du barbare et l’homme libre de l’esclave » (La Crise de la culture, p. 35). La véritable liberté politique ne consiste pas à faire retraite dans la sphère de la vie privée mais à participer à l’action publique, menée avec des égaux et reposant sur des choix individuels.
***
La question du pouvoir se définit à partir d’une série d’oppositions.
Dans le chapitre « Sur la violence » de Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine (p. 152-156), Hannah Arendt applique la réduction phénoménologique à l’examen du pouvoir, ce qui l’amène à un travail autant méthodologique que linguistique. Il importe de distinguer le pouvoir, qui permet à l’homme d’exercer une activité efficace dans le monde, de la puissance qui ne concerne qu’une personne unique, de la force qui intéresse une énergie individuelle ou collective, de l’autorité qui investit naturellement celui qui la possède de la capacité reconnue et acceptée d’imposer telle ou telle obligation, de la violence enfin qui ne s’applique qu’à une pratique destinée à soumettre physiquement ses opposants.
◊ La puissance
La puissance est le phénomène le plus évident du pouvoir. Elle dégénère souvent dans une violence qui apparaît dans les moments paroxystiques de la vie politique. Une ère politique nouvelle suppose un mouvement de table rase qui s’accompagne nécessairement de violence car « la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation » (Essai sur la révolution, p. 23). Ainsi se comprend la terreur révolutionnaire qui, pour fonder une nouvelle façon de penser et de vivre, une nouvelle organisation de la hiérarchie sociale, n’hésite pas à user de méthodes radicales pour exterminer les réfractaires.
Or, les révolutions, comme les guerres, correspondent à un moment de trouble et d’indécision où la vie en commun, la vie politique disparaît en tant que telle au profit de la libération de forces bestiales, animales, où les hommes sont gouvernés plus par leurs instincts que par leur raison. La violence, en effet, apparaît quand le pouvoir s’affaiblit et « dans la mesure où la violence joue un rôle dominant dans la guerre et la révolution, l’une comme l’autre agissent,stricto sensu, en dehors du domaine politique » (Essai sur la révolution, p. 12). Celui qui use de la violence dans le but d’imposer son autorité refuse sa condition d’homme comme être de langage : « La violence […] est incapable de parole» (Essai sur la révolution, p. 21).
Ainsi apparaît la différence essentielle entre pouvoir et violence. Alors que le premier use de persuasion et de sages précautions, « le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir » (Du mensonge à la violence, p. 161).
◊ Le pouvoir
De fait, la marque la plus certaine d’un pouvoir authentique et sûr de lui est la non-violence : « la polis, l’État-cité, se définit de manière explicite comme le mode de vie fondé sur la persuasion exclusivement et non sur la violence » (Essai sur la révolution, p. 11). Le pouvoir est le fonds qui donne leurs assises aux pensées et aux actions humaines. Alors que la violence exhibe son caractère instrumental, le pouvoir transcende les affaires de tous les jours en leur donnant un sens et une mesure : « loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (Du mensonge à la violence, p. 161).
La polis grecque est le lieu où les égaux confrontent librement leurs opinions et usent d’arguments solidement étayés et présentés à l’aide d’un art rhétorique soigneusement travaillé afin de mieux persuader l’autre. Le pouvoir suppose donc un monde commun où chacun peut recevoir par la parole de l’autre le dévoilement d’une vérité jusqu’alors cachée et peut à son tour agir pour le bien de tous : « La grammaire de l’action — l’action est la seule faculté humaine qui demande une pluralité d’homme — et la syntaxe du pouvoir — le pouvoir est le seul attribut humain qui ne s’applique qu’à l’espace matériel intermédiaire par lequel les hommes sont en rapport les uns avec les autres — se combinent dans l’acte de fondation grâce à la faculté de faire des promesses et de les tenir qui, dans le domaine de la politique, pourrait bien être la plus haute faculté humaine » (Essai sur la révolution, p. 258).
◊ Le pouvoir totalitaire
Selon Hannah Arendt, le système totalitaire combine les caractères suivants :
  • Une idéologie officielle qui coiffe tous les aspects de la vie individuelle et collective, et qui explique l’humanité d’après une trajectoire qui d’un présent rejeté radicalement se dirige vers un état parfait.
  • Un parti unique de masse, dirigé par le seul dictateur.
  • Une terreur, organisée par la police politique, dirigée non seulement contre les opposants, mais contre des portions entières de la population et de la société, et aboutissant à ce que David Rousset a appelé l’univers concentrationnaire.
  • L’atomisation systématique de la société, l’isolement de l’individu. D’une part, on détruit les anciennes structures (famille, églises, corps intermédiaires). D’autre part, on mobilise la population dès l’enfance (jeunesses hitlériennes, komsomols staliniens) au sein du parti et de ses organisations satellites qui quadrillent l’ensemble de la vie sociale et professionnelle.
  • La mainmise sur tous les moyens d’information et de propagande.

Comme le montre Hannah Arendt dans Eichmamm à Jérusalem (1966), l’homme du totalitarisme n’est pas un monstre. Il est même désespérément banal dans le mesure où il n’est qu’un fonctionnaire méticuleux et consciencieux, un subalterne discipliné. « La terreur, écrit l’auteur par ailleurs, produisit un phénomène étonnant, elle fit que le peuple allemand participa aux crimes des chefs. Ceux qui étaient asservis devinrent des complices… des hommes dont on ne l’eût jamais cru possible, des pères de famille, des citoyens qui exerçaient consciencieusement leur métier, quel qu’il fût, se mirent avec la même conscience à assassiner et à commettre, si l’ordre leur en était donné, d’autres forfaits dans les camps de concentration » (article sur La Culpabilité allemande, 1945). L’homme du totalitarisme, à l’instar d’Eichmann, considère qu’il fait son devoir, et rien de plus. Hannah Arendt maintient qu’Eichmann n’a fait qu’obéir aux ordres donnés par le pouvoir nazi, ce qui marque de suspicion le bien-fondé du procès intenté contre lui par les autorités israéliennes plus de quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
◊ L’autorité
Chronologiquement, la violence précède le pouvoir. Le commencement de tout pouvoir politique s’opère, pratiquement toujours, dans le sang. C’est même par la révolution que le commencement a lieu et « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous placent directement, inéluctablement, devant le problème du commencement » (Essai sur la révolution, p. 25).
Mais, de même qu’à l’origine du pouvoir on trouve la violence, avant l’instauration de l’autorité il y a la liberté : « La liberté en tant que phénomène politique date de l’essor des États-cités grecs. Depuis Hérodote, elle a été conçue en tant qu’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble en dehors de l’autorité, sans division entre gouvernés et gouvernant » (Essai sur la révolution, p. 39). Or, cette liberté n’a rien à voir avec l’égalité qui n’a pas, avant la Révolution française, accédé à la dignité de valeur suprême : « l’idée même l’égalité telle que nous la comprenons, au sens que toute personne est née égale à toutes les autres du fait même de sa naissance et que l’égalité est un droit de naissance, était totalement inconnue antérieurement à l’époque moderne » (Essai sur la révolution, p. 54).
L’important, cependant, est que l’autorité transcende tout pouvoir : « la crise de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien » (La Crise de la culture).Étymologiquement, auctoritas vient de augere, “augmenter”, « et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (La crise de la culture, p. 129). L’autorité n’a donc besoin ni de violence ni de persuasion pour s’imposer: elle tire d’elle-même, c’est-à-dire du passé, sa propre justification. Quand on cesse de respecter l’autorité, c’est qu’on a perdu le lien religieux avec le passé. Un père de famille ou un professeur qui accepte de parler d’égal à égal avec son fils ou son élève renie son autorité de fait en refusant de maintenir intact le lien de supériorité entre le passé et le présent (1).
◊ Le primat du politique et de la vie en commun
Le Mit-sein
C’est dans les paragraphes 25 à 27 de Être et Temps que Heidegger développe l’analyse du Mit-sein, de l’être-ensemble. Il remarque (§ 25) qu’autrui est un a priori de la condition humaine, une donnée première au même titre que l’espace et le temps par exemple : « le Dasein n’est jamais donné sans les autres » et « les autres sont toujours « là-avec ». Ce qui lui permet d’avancer au § 26 que « l’être-avec est un existential », c’est-à-dire une structure première de l’homme compris comme Dasein, au même titre que le langage ou le souci. Ainsi, « le monde du Dasein est monde-commun (Mitwelt).L’être-au est être-avec (Mitsein) en commun avec d’autres. L’être-en-soi à l’intérieur du monde est coexistence (Mitdasein). Se trouvant d’emblée, dès qu’il est jeté dans le monde, en compagnie d’autres hommes, « le Dasein est essentiellement en lui-même être-avec ».
Dans l’être-avec, il est offert à l’homme d’avoir un rapport authentique et libre à lui-même. Il éprouve sa propre liberté quand, avec d’autres, il travaille à une tâche qui libère chacun du poids de l’égoïsme et de l’inauthenticité : « l’être-en-compagnie de ceux qui sont employés à la même tâche ne se nourrit souvent que de méfiance. Au contraire l’engagement dans la même tâche se détermine à partir du Dasein qui se prend chaque fois proprement en main. Cette façon d’être authentiquement liés ensemble permet seule un rapport direct à la tâche entreprise, elle met l’autre face à sa liberté pour lui-même » (§ 26). C’est dire que dans l’être-avec authentique, le Dasein est libre. Il fonde son être sur la reconnaissance de la présence d’autres Dasein ; c’est-à-dire des êtres intimement concernés par le problème de l’être. Évoluant dans un monde commun, les hommes s’offrent chacun l’un à l’autre leur liberté.
C’est sur cette liberté que se fonde l’établissement du pouvoir. Mais depuis les temps chrétiens, tels que le Moyen Âge les a vécus, la vie humaine est devenue la valeur suprême et la vie privée l’emporte sur la vie publique. Or, faire œuvre politique, c’est s’engager dans un espace et dans un temps qui transcendent l’espace et le temps humains : « pour les Grecs et pour les Romains aussi bien, malgré toutes leurs différences, la fondation d’un corps politique était engendrée par le besoin qu’avait l’homme de dépasser la mortalité de la vie humaine et la fugacité des actes humains » (La Crise de la culture, p. 94).
Le monde est chaque fois renouvelé quand un homme agit librement dans un monde commun: « le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu » (La Crise de la culture, p. 203). C’est pourquoi vivre en domaine politique revient à dire la vérité : parce que Lessing était un homme intégralement politique, il a soutenu que la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui « semble vérité » (Vies politiques, p. 41).
Ainsi se définit la vérité : « Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous » (La Crise de la culture, p. 336). Accepter que le pouvoir existe, agir librement pour ou contre lui, c’est donc mettre à jour la vérité.
► Gilles Vannier, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.
◘ Note en sus :
1) « Affranchi de l’autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux », H. Arendt, La Crise de la culture, Gal., 1972.