lundi 4 mars 2013

"La Chute du président Caillaux" de Dominique Jamet

Un livre présenté par Camille Galic.
Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde en eût-elle vraiment été changée ? Ce qui est à peu près sûr, c’est que si Henriette Caillaux avait eu plus de nez (politique) et de sang-froid, la face de l’Europe eût été bien différente puisque la Grande Guerre et ses incalculables conséquences (dont « Hitler, né à Versailles… ») nous auraient peut-être été épargnées. C.G
Homme fort du Parti radical, maintes fois ministre, notamment des Finances à partir de 1899, et même président du Conseil de juin 1911 à janvier 1912, le Sarthois Joseph Marie Auguste Caillaux (1863-1944) est l’un des hommes politiques les plus importants mais aussi l’un des plus méconnus de la IIIe République : si son nom dit quelque chose à nos contemporains, c’est essentiellement en raison de l’assassinat par sa seconde épouse du directeur du Figaro, Gaston Calmette, qui s’était juré d’abattre le ministre. Entre le 4 janvier et le 13 mars 1914, le quotidien publia quelque cent trente-huit articles mélangeant allégrement le vrai et le faux, l’approximation et la calomnie, sans jamais tenir compte des démentis apportés par la victime !
L’homme qui aurait tout fait pour éviter la Grande Guerre
N’esquissant qu’à grands traits la biographie de Joseph Caillaux, c’est à la montée de la crise, à la convergence et à l’exacerbation des haines contre le ministre trop doué, trop ambitieux et trop cassant, sur fond de montée aussi des périls extérieurs, que s’intéresse le journaliste-historien Dominique Jamet, ancien président de la Bibliothèque nationale par la grâce de François Mitterrand mais surtout fils du militant socialiste et pacifiste Claude Jamet (1910-1993), traducteur de L’Iliade… et auteur du pamphlet antirésistancialiste Fifi Roi.
En effet, Joseph Caillaux ne fut pas seulement le zélateur de l’impôt progressif sur le revenu – un impôt alors limité à 3% et même à 1,5% pour les revenus du travail, on est loin des prélèvements confiscatoires d’aujourd’hui ! – mais, se méfiant, à l’inverse de tant de ténors radicaux, de l’Entente cordiale avec l’Angleterre comme de l’Alliance franco-russe susceptibles à ses yeux de nous entraîner dans des complications internationales funestes à nos intérêts, Caillaux fut également hostile aux gesticulations, alors très en vogue, devant l’ennemi héréditaire allemand (le nouveau, le multiséculaire ennemi ayant jusque-là été la Perfide Albion). Ayant réussi à désamorcer la crise d’Agadir au printemps 1911 – quelques concessions au Kaiser en Afrique en échange de la liberté de manœuvre française au Maroc –, il s’opposa au projet de loi sur l’extension du service militaire à trois ans, mesure prise dans l’improvisation, ruineuse pour le budget et d’ailleurs trop tardive.
Grands succès, nombreux ennemis
Ces options lui aliénèrent évidemment la droite « revancharde » (dans L’Action française, Léon Daudet fustigeait « le traître, le vendu, l’individu sans pudeur et sans dignité, l’ignoble et vil trafiquant de son pays qu’est l’Allemand (sic) Joseph Caillaux »), mais aussi une large frange des républicains modérés dont il était issu et même des radicaux, qui reprochaient à l’ancien élève des jésuites son opposition passée au petit père Combes et son refus obstiné de rallier la franc-maçonnerie, ADN du parti.
Se dresse ainsi contre lui un front allant du président de la République, le Lorrain Raymond Poincaré, au Vendéen Clemenceau, sans doute son plus farouche et constant ennemi, dont Dominique Jamet brosse un portrait assez terrible : « Clemenceau détestait Caillaux plus que tout autre adversaire. D’abord parce que celui-ci incarnait le rapprochement avec l’Allemagne, sa hantise. Mais aussi parce qu’il voyait dans son ancien ministre qui avait osé le braver le seul rival, depuis Jules Ferry, qui fût à sa taille, parce qu’il flairait et redoutait son double, comme lui autoritaire et lunatique, comme lui indiscipliné et pourtant césarien, son semblable, mais certainement pas son frère. »
L’or de Petersbourg pour Calmette ?
Or, début décembre 1913, le « semblable », non content d’avoir organisé la chute du gouvernement Barthou, redevient ministre des Finances dans un cabinet dirigé par Paul Doumergue auquel il entend bien succéder. Il faut agir. Commence alors la campagne hystérique menée par Le Figaro. Bénéficiant de fuites politiques, Calmette a-t-il aussi été le stipendié des services russes, via l’ambassadeur comte Isvolsky et le conseiller Raffalovitch, dont les noms seront également prononcés avec insistance après l’assassinat du socialiste (et surtout pacifiste) Jean Jaurès par Raoul Villain ?
Si Caillaux résiste tant bien que mal à l’offensive du Figaro, sa « chère petite Riri », qui redoute de voir sa vie privée étalée sur la place publique, le quotidien ayant annoncé la publication de lettres intimes (fournies par le frère de la première Mme Caillaux, Berthe Gueydan), s’affole. Croyant ainsi protéger son mari, elle entend agir elle-même. Le  16 mars 1914, elle achète un browning de manchon, se rend au Figaro, y attend Calmette et, celui-ci arrivé, l’atteint de quatre balles. Immédiatement arrêtée, Henriette Caillaux est inculpée de meurtre avec préméditation. Son procès, suivi de très près par son mari, qui a évidemment démissionné, s’achèvera par une relaxe le 28 juillet 1914 – trois jours avant l’assassinat de Jaurès – mais, même si les urnes lui sont à nouveau favorables aux législatives de 1914, Caillaux lui-même est durablement sur la touche.
Complot(s) contre la paix
Jaurès physiquement liquidé, Caillaux politiquement éliminé, les bellicistes ont la voie libre alors que l’attentat de Sarajevo (28 juin 1914), où le couple héritier autrichien a perdu la vie, donne la fièvre à toute l’Europe, qui s’embrase définitivement le 4 août 1914.
Y eut-il complot(s) contre la paix ? Sans aucun doute. Mais si des conjurés, politiciens français et agents étrangers, travaillaient depuis des mois à « la chute du président Caillaux », aucun d’eux ne pouvait évidemment prévoir la folle réaction de son épouse. Ce que l’on pouvait parfaitement prévoir, en revanche, c’est la suite. « Jamais, écrit l’auteur, l’Europe n’avait été plus belle, plus raffinée, plus riche, plus rayonnante. Elle régnait et faisait régner sa paix sur le monde. Elle s’était partagé l’Afrique et l’Asie. Elle régnait par son avance technique, par sa capacité industrielle, par sa puissance financière, par sa supériorité militaire. Et voilà qu’en l’espace de quelques jours, l’invraisemblable éventualité du suicide collectif d’une civilisation et du continent qui l’avait enfantée était redevenue réalité. »
La vengeance du « Père la victoire »
« C’est ma guerre », aurait fanfaronné Isvolsky. Mais ce serait aussi l’anéantissement du tsarisme et de sa patrie, laminée par plus de sept décennies de marxisme-léninisme… Quant à Caillaux, il n’en avait pas fini avec Clemenceau.  Ayant figuré « au petit nombre des hommes de bonne volonté – le pape Benoît XV, l’empereur d’Autriche Charles 1er, le prince Sixte de Bourbon-Parme – qui, en 1917, épouvantés par l’ampleur, la sauvagerie et l’absurdité du massacre, plaidèrent vainement pour la fermeture de la grande boucherie en gros et en détail, fût-ce au prix d’une paix blanche », il le paya très cher : « Au faîte de sa puissance, le Tigre, qui le guettait au premier faux pas, ne fit qu’une bouchée du rival blessé qu’il avait résolu de sacrifier sur l’autel de ses rancunes personnelles et de sa monomanie guerrière. Jeté en prison, incarcéré pendant deux ans, Caillaux frôla le poteau d’exécution (…). Sauvé par l’armistice, il fut condamné par le Sénat siégeant en Haute Cour à trois ans de détention et dix ans d’inéligibilité ». Et c’est seulement en 1924 qu’il fut amnistié.
Le livre de Dominique Jamet se veut non un livre d’histoire mais un « récit », parfois à la limite du roman. On pourra regretter l’absence d’index, de sources référencées et de bibliographie mais on ne peut que saluer le talent de l’auteur, son don d’évocation et la sincérité de la révolte qui, près d’un siècle plus tard, continue à l’animer devant le drame que fut, et que reste, le suicide – voulu, téléguidé et dûment préparé – de l’Europe.
Camille Galic
25/02/2013
Dominique Jamet : La Chute du président Caillaux, Pygmalion éditions, Paris 2013. 324 pages, 20,90 €.

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