dimanche 3 mars 2013

Histoire d’un conflit ignoré


Il y a quelques mois, Sylvain Roussillon publiait un ouvrage novateur consacré aux volontaires étrangers du camp franquiste pendant la Guerre d’Espagne (1936 – 1939). Il récidive aujourd’hui en publiant une remarquable étude sur la Seconde Guerre d’Indépendance des États-Unis d’Amérique entre 1812 et 1814.
Si le XXe siècle fut clément pour les États-Unis qui ne connurent aucun conflit sur leur sol, le XIXe siècle vit au contraire leur territoire américain atteint par des guerres. Outre les nombreux conflits amérindiens, on pense bien sûr à la Guerre de Sécession (1861 – 1865), mais on ne doit pas oublier la guerre d’agression contre le Mexique (1846 – 1848) et cette seconde Guerre d’Indépendance. « La guerre de 1812 – 1814, appelée aussi “ Seconde guerre d’Indépendance américaine ”, fait partie des conflits oubliées de l’Histoire (p. 13). » C’est exact en France d’autant que, assez curieusement, Hollywood n’a guère exploité cette épisode belliqueux. Aux États-Unis, ce conflit est mieux connu, surtout quand on lit l’abondante bibliographie fournie par l’auteur : 83 livres et 21 articles de revues spécialisées dont seulement huit en français ! La méconnaissance en France de cet affrontement anglo-américain s’explique aussi par la chronologie, car en même temps que la Grande-Bretagne luttait contre les États-Unis, elle affrontait toujours Napoléon Ier.
Cette Seconde Guerre d’Indépendance marque vraiment l’avènement d’un ensemble plus cohérent dénommé les États-Unis d’Amérique. C’est pendant cette guerre que fut composé leur futur hymne national. C’est à la suite de ce conflit que, craignant les représailles de Londres alliée pour la circonstance à la Sainte-Alliance que s’affirma la doctrine Monroe dédiée à un exclusivisme pan-américain qui allait faire de l’Amérique latine et des Antilles l’arrière-cour de Washington. « En moins d’un siècle, les États-Unis sont passés du slogan “ l’Amérique aux Américains ” au mot d’ordre “ L’Amérique aux États-Unis ” (p. 181). » Mieux encore, « les principaux initiateurs de cet impérialisme, qu’il s’agisse d’Alfred Thayer Mahan ou de Theodor Roosevelt, ont débuté leurs réflexions stratégiques, militaires et géopolitiques dans l’étude de cette guerre de 1812 (p. 181) ».
Une guerre fondatrice
Cette guerre fut donc déterminante dans le destin de la jeune république issue du traité de Versailles de 1783. Elle contraignit le gouvernement fédéral à maintenir et à développer une armée permanente digne de ce nom. Au moment de l’Indépendance, les soldats réguliers étaient au nombre de… 87. La défense du nouvel État reposait entièrement sur des milices civiques dans chaque entité fédérée, d’où la liberté de porter des armes. Cette situation particulière s’inscrivait dans la politique isolationniste souhaitée par George Washington. Dans une belle préface, Nicole Bacharan rappelle son discours d’adieu en 1796 : « L’Europe a des intérêts fondamentaux qui ne nous concernent pas, ou à peine. » Dans ces conditions, à quoi bon d’avoir des forces terrestres et une marine de guerre ?
Le problème est que les États-Unis grandissent aux temps des guerres européennes de la Révolution et de l’Empire. Nonobstant l’éloignement géographique, le conflit européen a des répercussions économiques en Amérique. « Les liens diplomatiques sont inexistants, ou presque, avec bon nombre de pays européens, et teintés d’ambiguïté avec les Britanniques qui reconnaissent du but des lèvres l’existence de ces treize colonies rebelles prétendant constituer un État souverain (p. 17). » La Grande-Bretagne ne se focalise pas que sur le danger français, révolutionnaire puis napoléonien. Elle pense déjà à l’échelle du monde et s’exaspère de l’existence même des États-Unis qu’elle perçoit comme une insolence permanente à sa puissance.
Les Britanniques s’ingénient donc à vexer à la moindre occasion les Américains. « Depuis le début du XIXe siècle, la Royal Navy affecte de ne pas reconnaître les eaux territoriales américaines, ni la qualité des navires battant pavillon américain. Par conséquent, sous couvent de lutter contre la contrebande à destination de la France, les bâtiments de la Royal Navy ont pris la dommageable habitude d’arraisonner les navires marchands américains, de confisquer les cargaisons et, chose plus grave, d’enrôler de force sur leurs navires de guerre des citoyens américains, considérés pour l’occasion comme les ressortissants britanniques de colonies au statut juridique mal défini ! C’est ainsi que près de 10 000 marins et citoyens américains se trouvent obligés de servir contre leur gré, sur les navires de la Royal Navy durant les dix premières années du XIXe siècle, sans que les protestations américaines n’y changent rien (pp. 30 – 31). » Par ailleurs, depuis leur colonie du Canada, les Britanniques incitent les tribus amérindiennes à chasser les colons venus des États-Unis. À partir de 1810, Londres multiplie les provocations envers Washington qui devient la victime collatérale du féroce contentieux franco-britannique.
En 1800, les États-Unis ont participé à la Ligue des Neutres organisée par Paul Ier de Russie, ce qui lui vaudra son assassinat en 1801 par des agents anglophiles. Avec la montée des tensions navales, Sylvain Roussillon rappelle que « la marine de guerre, dissoute dès la fin de la guerre d’Indépendance, est précipitamment réorganisée en 1797, devant la menace d’un conflit entre la France révolutionnaire et les attaques incessantes des corsaires barbaresques en Méditerranée (pp. 16 – 17) ». Or il y eut vraiment conflit naval officieux et circonscrit à la marine et au commerce entre la France et les États-Unis : la Quasi-Guerre (1798 – 1800). Son déclenchement incombe au Directoire qui, « en proie à d’inextricables problèmes financiers, exigeait des États-Unis le remboursement immédiat des dettes de guerre et des sommes engagés par Louis XVI pour être venue en aide aux insurgés américains (p. 17) ». Cette guerre océanique permit à la jeune U.S. Navy de s’entraîner au combat face à une marine corsaire française bien mal en point. La guerre en Europe eut aussi une autre répercussion, économique celle-là. En fermant les frontières aux produits européens en 1807 par l’Embargo Act, le président Jefferson voulait préserver la neutralité de son pays. Il n’eut pas conscience que « cet isolement commercial est un énorme coup de fouet donné à l’industrie et à l’économie manufacturière américaine (p. 24) » comme l’observera quarante plus tard Friedrich List.
Les ambitions oubliées des États-Unis
Sylvain Roussillon insiste aussi sur la jeunesse territoriale et les divisions politiques profondes des États-Unis. Ils doivent gérer le doublement de leur superficie avec l’acquisition en 1804 de la Louisiane francophone. Ils doivent prendre en compte l’affaiblissement à leur frontière méridionale de l’Empire colonial espagnol et la présence, au Nord, du Canada britannique où vivent environ 700 000 Américains loyalistes à George III et leurs familles. Mais « entre 450 000 et 500 000 loyalistes demeurent aux États-Unis. Ils constitueront l’aile dure du futur Parti fédéraliste (p. 29) ». Les luttes politiques sont implacables entre les fédéralistes, tenants d’un État central fort, d’une économie industrielle et commerciale dynamique, et d’un conservatisme culturel qui les rapproche de la Grande-Bretagne, et les démocrates-républicains, favorables au droit des États, des minorités religieuses, d’une économie agraire et d’une vision plus progressiste. Leurs chefs de file, Thomas Jefferson et James Madison, sont accusés de s’inspirer de la France et de son jacobinisme sanguinaire.
Excédés par les provocations britanniques, les États-Unis déclarent la guerre à son ancien colonisateur en juin 1812. James Madison prévoit une guerre rapide et victorieuse, car il n’imagine pas capable les « Tuniques rouges » mener deux guerres simultanées ! Or les généraux étatsuniens sont surtout des militaires de salon, habitués de la bouteille et promus non d’après leurs compétences militaires nullissimes mais selon leurs inclinations politiques. Ils minorent la présence de « 5 200 combattants britanniques, soldats aguerris (p. 43) » au Canada, et ne comprennent pas que le Bas-Canada francophone et le Haut-Canada anglophone « sont en grande partie peuplées de loyalistes américains et leurs descendants, prêts et impatients d’en découdre avec ceux qu’ils considèrent comme de dangereux révolutionnaires et spoliateurs de leurs biens, tandis que les populations francophones, conservatrices et catholiques, ne paraissent pas mieux disposées à l’égard des Américains soupçonnés de vouloir imposer le protestantisme, abolir la propriété et interdire la pratique du français (p. 44) ». La méfiance des Canadiens-Français envers la jeune République étoilée est ancienne. Nicole Bacharan a raison de faire appel à la longue durée et aux suites des Guerres de Sept Ans (1756 – 1763) et d’Indépendance.
À rebours d’une opinion communément admise dans l’Hexagone, George Washington n’était pas du tout un ami de la France. Vétéran de la Guerre de Sept Ans contre les Français et leurs alliés amérindiens, ce francophobe notoire se définissait résolument anti-catholique. L’anti-catholicisme est consubstantiel aux États-Unis puisqu’on fit grief de sa foi à John Fitzgerald Kennedy en 1960. Auparavant, les W.A.S.P. n’appréciaient guère les Italiens et les Irlandais pour cette même raison. George Washington accepta l’alliance française par pragmatisme politico-militaire. On oublie cependant que Washington et les siens souhaitaient rejeter les Anglais de toute l’Amérique du Nord. Dès 1775, les Insurgents lancent des raids contre les forces anglaises installées au Canada. L’action prend une nouvelle ampleur l’année suivante quand des rebelles américains s’emparent de Montréal avant de reculer devant les murs de Québec. Frustré par cette entreprise de conquête ratée, en janvier 1778, le Congrès continental américain nomme La Fayette commandant en chef d’une armée d’invasion du Canada britannique. L’intention officielle est de soulever les Canadiens-Français et de faire du Canada le 14e État de l’Union. En réalité, le Congrès, protestant et maçonnique, entend à la fois laver l’affront de 1776 et abolir le Quebec Act qui allie deux puissances conservatrices, l’Église catholique canadienne-française et la Couronne anglaise. Les futurs Étatsuniens veulent aussi l’arrêt des conversions amérindiennes au catholicisme et s’horrifient à l’idée de voir des réformés obéir à des papistes ! Toutefois, faute de moyens et d’aides réelles, La Fayette renonce. Les États-Unis n’oublient pas oublié cet objectif et, en déclarant la guerre en 1812, ils espèrent enfin « conquérir le Canada pour chasser définitivement les Britanniques du continent d’une part, infliger une telle défaite à leurs alliés indiens qu’il deviendra facile de les soumettre durablement, d’autre part (p. 37) ».
Sylvain Roussillon dépeint avec un brio certain les différentes phases de la guerre. Celle-ci se déroule sur plusieurs fronts, d’abord au Nord-Est, dans la région des Grands Lacs avec des batailles navales et lacustres, et au Nord-Ouest. Puis, ensuite, dans le Sud, dans le Golfe du Mexique et sur le Mississippi. La guerre est aussi navale et se passe tant le long de la Côte Est qu’au large des Bermudes et du Venezuela, près des littoraux européens et même dans le Pacifique. « En effet, Américains comme Britanniques vont s’aventurer durant ce conflit dans ces vastes étendues, encore à l’époque mal connues : les premiers, pour tenter d’entraver, avec un succès mitigé, le commerce entre les Indes britanniques et le sous-continent américain, et les seconds, pour y défendre leurs intérêts économiques (p. 99) ». Des marins étatsuniens s’installent à Nuku Hiva, une île des Marquises en 1813. Ils y pacifient les tribus locales et en commencent la colonisation…
Un conflit polymorphe complexe
L’ouvrage de Sylvain Roussillon est riche en détails et en anecdotes et il retrace avec une minutieuse précision, parfois cartographique, offensives, batailles et embuscades. Il évoque par exemple le blocus étatsunien de la forteresse espagnole de Pensacola, la prise par les États-Unis de la ville espagnole de Mobile ou l’occupation britannique d’une ville du Maine. Si les Cherokees combattent pour leur malheur aux côtés des États-Unis comme d’ailleurs 200 volontaires européens anti-britanniques venus du Haut-Canada, la plupart des Amérindiens sont les alliés des Britanniques. Cette entente est due au chef de guerre des Shawnees, Tecumseh, qui sera fait général de Sa Gracieuse Majesté ! Accompagné de son frère, Tenskwatawa, qui prophétise l’unité peau-rouge, Tecumseh envisage une confédération amérindienne et obtient de Londres le droit d’avoir un État au Sud des Grands Lacs, ce qui arrêterait l’expansion occidentale des États-Unis. Ceux-ci se retrouveraient coincés entre cet État, le Canada britannique, le Mexique espagnol qui commence près des berges du Mississippi et une Floride espagnole, britannique ou indépendante. Mais cette nouvelle géographie politique de l’Amérique du Nord repose sur le sort des armes.
Si l’armée étatsunienne franchit le Saint-Laurent et tente d’occuper le Bas-Canada en hiver 1812 – 1813, l’invasion rate encore face à la farouche détermination des Canadiens-Français. En réponse, en 1814, les Britanniques incitent les Creeks à se soulever dans le Sud, occupent la Floride et débarquent en Louisiane. Toutes ces manœuvres tactiques neutralisent les deux belligérants. En revanche, « la petite marine des États-Unis va surprendre par son esprit résolument offensif (p. 59) ». L’U.S. Navy naissante montre même une supériorité certaine sur la Royal Navy ! Sylvain Roussillon relève « la terrible incapacité des Britanniques à utiliser correctement leurs vaisseaux corsaires (p. 169) », à la différence des Étatsuniens.
En 1814, les Britanniques tentent deux actions décisives. Après avoir débarqué dans la baie de Chesapeake, les Britanniques marchent sur Washington. « Les troupes américains, mal disposées, mal organisées, mal commandées se débandent sous les assauts des vétérans anglais (pp. 123 – 124). » Le 24 août 1814, la Maison Blanche et les édifices publics (Congrès, ministères…) sont incendiés. En revanche, les domiciles privés ne sont ni pillés ni brûlés. La destruction de la capitale fédérale suscite un grand élan de patriotisme étatsunien. Deux généraux étatsuniens, Jacob Brown et Winfield Scott, commencent à instruire les troupes des États-Unis à l’européenne. Toutefois, l’improvisation demeure, surtout à La Nouvelle-Orléans où, menacée par les Britanniques, le général U.S. Andrew Jackson se résigne à solliciter l’appui des francophones et des Baratariens, les flibustiers des frères Lafitte. La contre-attaque qu’il mène contraint les Britanniques à rembarquer et lui assurera en 1828 la présidence des États-Unis !
Une paix blanche entérinant le statu quo est accepté à Gand, alors dans le Royaume-Uni des Pays-Bas, le 2 décembre 1814. « Les Britanniques s’engagent à cesser leur politique de provocation maritime, à relâcher tous les Américains enrôlés de force sur les navires de Sa Gracieuse Majesté, et à restituer l’ensemble des bâtiments américains confisqués (p. 146). » La frontière avec le Canada est quelque peu rectifiée et Mobile rattachée à l’Union, mais Londres refuse de rendre les 3 à 4 000 esclaves étatsuniens ralliés. Affranchis, ils seront envoyés en Afrique au Sierra Leone.
Grâce à Sylvain Roussillon, le lecteur français dispose enfin d’une étude roborative traitant de cette guerre anglo-américaine méconnue pour laquelle il faut, pour une fois, regretter la défaite britannique.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
• Sylvain Roussillon, L’autre 1812. La seconde Guerre de l’Indépendance américaine, préface de Nicole Bacharan, Bernard Giovanangeli Éditeur, Paris, 2012, 191 p., 18 €.

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