mercredi 16 mai 2012

George Orwell : Arthur Koestler (1944)

Ce qui est frappant dans l'histoire de la littérature anglaise de ce siècle, c'est la part prépondérante qu'y ont prise les étrangers — je ne citerai que Conrad, Henry James, Shaw, Joyce, Yeats, Pound et Eliot. Toutefois, si l'on en fait une affaire de prestige national et si l'on se penche sur ce que nous avons apporté aux différents genres littéraires, on s'aperçoit que l'Angleterre ne fait pas trop mauvaise figure tant qu'on laisse de côté tout ce qu'on petit grossièrement étiqueter comme “littérature de combat”. Je pense notamment à ce type d'écrits qu'a suscités la lutte politique européenne depuis l'émergence du fascisme. On peut regrouper sous cette rubrique des romans, des mémoires, des livres de “reportage”, des études sociologiques et de purs et simples pamphlets, tous ayant une origine commune et participant pour l'essentiel du même climat psychologique.
Parmi les figures les plus marquantes de ce genre litté­raire, on peut citer Silone, Malraux, Salvemini, Borkenau, Victor Serge et Koestler lui-même. Certains écrivent des œuvres de fiction, d'autres non, mais tous ont ceci en commun qu'ils essaient de relater l'histoire contemporaine — plus précisément, l'histoire non officielle, celle qu'on chercherait en vain dans les manuels scolaires et que les journaux déforment à loisir. Tous ont aussi en commun d'être originaires d'Europe continentale. Il serait peut-être exagéré — mais à peine — de dire que chaque fois que paraît dans ce pays un livre traitant du totalitarisme (j'entends un livre qui soit encore lisible 6 mois après sa parution), il s'agit d'un livre traduit d'une langue étran­gère. Au cours des 12 dernières années, les auteurs anglais nous ont gratifiés d'une avalanche de textes poli­tiques, mais à peu près rien dans tout cela qui ait un intérêt esthétique, et vraiment fort peu de choses de quelque valeur ­du point de vue historique. Le Left Book Club, par ex., existe depuis 1936. Parmi tous les livres qu’il a diffusés, combien y en a-t-il dont vous vous rappeliez ne ­serait-ce que le titre ? L'Allemagne nazie, la Russie Soviétique, l'Espagne, l'Éthiopie, l'Autriche, la Tchéco­slovaquie, etc. — autant de sujets qui n'ont inspiré aux auteurs anglais que de l'habile journalisme, des pamphlets malhonnêtes où la propagande, avalée tout rond, est aussi­tôt régurgitée à moitié digérée, et de très rares guides et manuels à peu près dignes de foi. Rien qui puisse se comparer à, disons, Fontamara ou Darkness at Noon, parce qu’il n'est pratiquement pas un écrivain anglais qui ait eu l'occasion de connaître le totalitarisme de l'intérieur. En Europe, au cours de la dernière décennie et même avant, les individus originaires de la classe moyenne ont traversé des épreuves auxquelles en Angleterre les ouvriers eux-mêmes n'ont jamais été confrontés. La plupart des écrivains européens que j'ai cités, et des dizaines d'autres qui leur ressemblent, se sont vus contraints d'enfreindre la loi pour avoir la moindre activité politique : certains d’entre eux ont lancé des bombes ou participé à des combats de rues, beaucoup ont connu la prison ou les camps de concentration, ou ont dû passer des frontières sous de faux noms, avec de faux passeports. On ne saurait imaginer le professeur Laski, par ex., s'adonnant à des activités de ce genre. C'est pourquoi il n'existe pas en Angleterre ce qu'on pourrait appeler une “littérature des camps de concentration”. Cet univers particulier créé par les polices secrètes, la censure de l'opinion, la torture, les procès truqués, tout cela est, bien sûr, connu et plus ou moins réprouvé, mais sans qu'on s'en émeuve outre mesure. Si bien qu'en Angleterre il n'existe pratiquement pas d’ouvrages traitant de façon désabusée de l'Union sovié­tique. Il y a d'un côté ceux qui réprouvent a priori et de l'autre ceux qui admirent béatement, mais aucune attitude intermédiaire. Lors des procès de Moscou, par ex., l'opinion était divisée, mais uniquement sur le fait de savoir si les accusés étaient coupables ou non. Très rares furent ceux qui comprirent que, justifiés ou non, ces procès étaient une horreur sans nom. De même, la réprobation des crimes nazis par l'Angleterre a également été quelque chose de tout à fait abstrait : un robinet qu'on ouvre ou qu'on ferme selon les nécessités politiques du moment. Pour comprendre ces choses-là, il faut pouvoir se mettre dans la peau de la victime, et qu'un Anglais puisse écrire Darkness at Noon est aussi peu vraisemblable qu'un trafi­quant d'esclaves écrivant La Case de l'oncle Tom.
Les écrits publiés de Koestler tournent en fait tous autour des procès de Moscou. Leur thème principal est celui de la décadence des révolutions due aux effets corrup­teurs du pouvoir ; mais la nature particulière de la dicta­ture exercée par Staline a conduit Koestler à adopter une position finalement assez peu éloignée du conservatisme pessimiste. Je ne sais pas exactement combien il a écrit de livres en tout. De nationalité hongroise, il a écrit ses pre­miers livres en allemand ; 5 titres sont parus en Angleterre : Spanish Testament, The Gladiators, Darkness at Noon, Scum of the Earth et Arrival and Departure. Tous ces ouvrages traitent du même sujet et il n'en est aucun où l'on échappe pendant plus de quelques pages à une atmo­sphère de cauchemar. Sur les 5 livres cités, 3 se déroulent entièrement ou presque entièrement en prison.
Dans les premiers mois de la guerre civile espagnole, Koestler était le correspondant en Espagne du News Chronicle. Fait prisonnier au début de 1937, quand les fascistes se sont emparés de Malaga, il faillit être fusillé sans autre forme de procès, puis passa plusieurs mois emprisonné dans une forteresse, entendant chaque nuit le bruit des salves lorsqu'une nouvelle fournée de détenus républicains était exécutée et se trouvant â tout moment en grand danger d'y passer lui-même. Ce n'était pas une aventure fortuite qui “aurait pu arriver à n'importe qui”, mais la conséquence obligée d'un mode de vie. Un individu indifférent à la politique ne se serait jamais trouvé en Espagne à ce moment-là, un observateur plus prudent aurait quitté Malaga avant l'arrivée des fascistes et un journaliste anglais ou américain aurait été traité avec plus d'égards. Le livre que Koestler a consacré à cet épisode, Spanish Testament, contient des passages remarquables mais, indépendamment du caractère décousu inhérent à tout reportage, il est par endroits résolument mensonger. Évoquant la prison, Koestler dépeint fort bien son atmo­sphère de cauchemar — ce genre de description étant devenu, en quelque sorte, sa marque de fabrique — mais le reste du livre est trop empreint de l'orthodoxie Front populaire de l'époque. Un ou 2 passages semblent même avoir été fabriqués pour les besoins du Left Book Club (1). À l'époque, Koestler était membre du parti commu­niste, ou l'avait quitté depuis peu, et les problèmes poli­tiques posés par la guerre civile étaient si complexes qu'il était impossible à un communiste d'écrire honnêtement sur la lutte qui se déroulait au sein du camp gouverne­mental. La grande faute de la quasi-totalité des auteurs de gauche depuis 1933 est d'avoir voulu être antifascistes sans être en même temps antitotalitaires. En 1937, Koestler l'avait compris mais il ne se sentait pas libre de le dire. Il fut à 2 doigts de le dire — il le dit, en fait, bien qu'ayant mis un masque pour cela — dans son livre suivant, The Gladiators, qui fut publié un an avant la guerre et qui, bizarrement, n'attira guère l'attention.
The Gladiators est un ouvrage qui, d'une manière, laisse le lecteur insatisfait. C'est l'histoire de Spartacus, le gladiateur thrace qui, vers 65 avant JC, prit la tête d'une révolte d'esclaves en Italie. Tout livre écrit sur un tel sujet est immédiatement desservi par la comparaison, écrasante, avec Salammbô. De nos jours, il serait pratiquement impossible d'écrire un livre comme Salammbô, à supposer même qu'on ait le talent nécessaire. Car ce qu'il y a d'admirable dans Salammbô, plus encore que la minutie des descriptions, c'est son caractère impi­toyable. Flaubert pouvait se transporter par la pensée dans le climat de cruauté, implacable de l'Antiquité parce que, vers le milieu du XIXe siècle, on avait encore la sérénité d'esprit nécessaire. On avait le temps de voyager dans le passé. Aujourd'hui, le présent et l'avenir sont trop terri­fiants pour qu'on puisse s'en abstraire, et quand on s'inté­resse à l'histoire, pour en tirer des enseignements sur notre époque. Koestler fait de Spartacus une figure allégo­rique, une version primitive du dictateur prolétarien. Alors que Flaubert avait su, par un patient effort d'imagination, rendre ses mercenaires authentiquement préchrétiens, sous son travestissement, son Spartacus n'est qu'un homme d'aujourd'hui. Mais cela n'aurait aucune importance si Koestler était pleinement conscient de tout ce qu'implique son allégorie. Les révolutions finissent toujours par mal tourner — voilà la thèse centrale du livre. C'est lorsqu'il s'agit d'expliquer le pourquoi de ce phénomène que l'auteur hésite, et cette incertitude  s'insinue dans le récit, rendant les principaux personnages énigmatiques et irréels. Pendant plusieurs années, les esclaves révoltés ne rem­portent que des victoires. Leur nombre atteint 100.000, ils ravagent de vastes territoires dans le sud de l'Italie, certains mettent en déroute les unes après les autres les troupes envoyées contre eux, ils font alliance avec les pirates, qui raient alors les maîtres de la Méditerranée, et pour finir entreprennent d'édifier une ville à eux, la Cité du Soleil. Dans cette ville, les êtres humains seront libres et égaux, et surtout heureux : plus d'esclavage, ni d'injustice, de famine, de châtiments corporels, d'exécutions. On retrouve là le rêve d'une société juste qui semble hanter depuis la nuit des temps l'imagination humaine : tantôt il s'agit du royaume des cieux ou d'une société sans classes, tantôt d'un âge d'or qui a jadis existé et que nous avons laissé se perdre. Naturellement, ce grand projet échoue. À peine ont-ils formé une communauté que leur vie se révèle tout aussi injuste, laborieuse et marquée par la peur que toute autre. Jusqu'à la croix, symbole de l'esclavage, qui doit être remise en usage pour châtier les malfaiteurs. Le tour­nant décisif est pris quand Spartacus se voit contraint de crucifier 20 de ses plus vieux et fidèles partisans. Après quoi, la Cité du Soleil est condamnée, les esclaves se divisent en petits groupes vaincus l'un après l'autre, les 15.000 derniers révoltés étant faits prisonniers et tous crucifiés en même temps.
La principale faiblesse de ce livre réside dans le fait que les mobiles de Spartacus ne sont jamais clairement exposés. Le juriste romain Fulvius, qui se joint à la révolte et s'en fait le chroniqueur, évoque le dilemme bien connu de la fin et des moyens. On n'arrive à rien si l'on n'est pas résolu à faire usage de la force et de la ruse, mais on dénature ainsi les buts qu'on s'était fixés. Spartacus, toute­fois, n'est pas décrit comme un homme avide de pouvoir, ni d'ailleurs non plus comme un visionnaire. Il est mû par une force obscure qui reste pour lui mystérieuse, et il lui arrive souvent de se demander s'il ne ferait pas mieux d’abandonner toute cette aventure pour aller se réfugier à Alexandrie pendant qu'il en est encore temps. Quoi qu'il en soit, la république des esclaves est davantage minée par l'hédonisme que par la lutte pour le pouvoir. Les esclaves ne sont pas satisfaits de leur liberté parce qu'ils doivent encore travailler, et la rupture finale est provoquée par les esclaves les plus turbulents et les moins civilisés, pour la plupart des Gaulois et des Germains, qui continuent à se conduire en bandits après que la république a été établie. Il se peut que les choses se soient réellement passées ainsi — nous en savons évidemment très peu sur les révoltes d'esclaves de l'Antiquité — mais en attribuant la destruction de la Cité du Soleil à l'impossibilité d'empêcher Crixus le Gaulois de piller et de violer, Koestler a hésité entre l'allégorie et le récit historique. Si Spartacus avait été le prototype du révolutionnaire moderne — et c'est manifes­tement ce qu'il est censé être —, il aurait dû se heurter à l'impossibilité de concilier le pouvoir et la justice. Or, tel qu'on nous le présente, il apparaît plutôt comme un per­sonnage passif, qui subit plus qu'il n'agit, et par moments peu convaincant. Si le récit est en partie raté, c'est parce que la question centrale de la révolution a été éludée, ou du moins laissée sans solution.
Cette question est à nouveau éludée, de manière plus subtile, dans le livre suivant de Koestler, son chef-d'œuvre, Darkness at Noon. Ici, toutefois, l'intérêt du récit n'en pâtit pas, parce que l'on a affaire à des individus de chair et de sang, et que les ressorts sont avant tout psycholo­giques. L'épisode relaté se réfère à des faits connus et avérés. Darkness at Noon nous raconte l'incarcération et la mort d'un vieux bolchevik, Roubachof, qui commence par nier puis finit par avouer des crimes qu'il sait pertinem­ment ne pas avoir commis. La maturité, l'absence de coup de théâtre et de vaine dénonciation, la pitié et l'ironie qui caractérisent ce récit montrent bien l'avantage qu'il y a, lorsqu'on s'attaque à un sujet de ce genre, à être né sur le continent. L'ouvrage se hausse au niveau de la tragédie, alors qu'un auteur anglais ou américain en aurait fait tout au plus un libelle polémique. Koestler a totalement assi­milé son sujet, il peut donc faire œuvre esthétique. Mais en même temps, ce traitement esthétique n'est pas sans avoir une portée politique, ici peu gênante, mais suscep­tible de le devenir dans des ouvrages ultérieurs.
Naturellement, le livre est tout entier construit autour d'une seule et unique question : pourquoi Roubachof avoue-t-il ? Il n'est pas coupable — il n'a commis aucun crime, sauf celui, capital, d'abhorrer le régime instauré par Staline. Les actes concrets de trahison qu'on lui impute sont tous parfaitement fictifs. Roubachof n'a même pas été torturé, en tout cas pas très durement. Il est simplement usé, vidé de sa substance par la solitude, le mal aux dents, la privation de tabac, les lumières aveuglantes braquées sur lui et les interrogatoires incessants, mais tout cela ne serait pas, en soi, suffisant pour venir à bout d'un révolu­tionnaire aguerri. Les nazis lui ont fait auparavant des choses bien pires sans parvenir à le briser. Les aveux faits lors des procès de Moscou peuvent s'expliquer de 3 manières :
  • 1. Les accusés étaient coupables.
  • 2. Ces aveux ont été extorqués sous la torture, ou par un chantage visant les amis et les proches de l'accusé.
  • 3. Les accusés ont avoué sous l'effet du désespoir, d'un effondrement mental, et pour ne pas trahir leur vieil atta­chement au Parti.
Dans son livre, Koestler écarte d'emblée la première explication et, bien que ce ne soit pas ici mon propos de parler en détail des purges russes, j'ajouterai que les rares éléments vérifiables dont nous disposons tendent à montrer que les procès de la vieille garde bolchevique étaient bien des mascarades. Si l'on considère que les accusés n'étaient pas coupables — ou, du moins, pas coupables des crimes qu'ils ont avoués — l'explication numéro 2 parait la plus sensée : Koestler, quant à lui, choisit sans hésiter l'expli­cation numéro 3, choix qui est également celui que fait, dans sa brochure intitulée Cauchemar en URSS, le trotskiste Boris Souvarine. Roubachof avoue, en fin de compte, parce qu'il ne trouve plus en lui aucun motif de ne pas le faire. Il y a longtemps que les notions de justice et de vérité objective ont perdu tout sens pour lui. Des années durant, il a été l'instrument aveugle du Parti, et le Parti exige à présent qu'il avoue des crimes qui n'ont jamais existé. Finalement, quoiqu'il ait fallu tout d'abord le malmener et l'affaiblir, il est d'une certaine façon fier de la décision qu'il a prise de passer aux aveux. Il se sent supérieur au pauvre officier tsariste qui occupe la cellule voisine de la sienne et qui communique avec lui en frap­pant contre le mur. L'officier tsariste est choqué quand il apprend que Roubachof a l'intention de capituler. Du point de vue “bourgeois” qui est le sien, il est impen­sable, même pour un bolchevik, de ne pas se défendre jusqu'à la dernière cartouche. L'honneur, dit-il, consiste à faire ce que l'on pense être juste. « L'honneur, c'est se rendre utile sans vanité », lui répond Roubachof ; et il éprouve une certaine satisfaction à se dire qu'il tape sur le mur avec son lorgnon, alors que l'autre, vestige du passé, se sert pour cela d'un monocle. Comme Boukharine, Rou­bachof « fixe la noire obscurité ». Où trouverait-il un code moral, un attachement à quoi que ce soit, une idée du bien et du mal au nom de laquelle il pourrait défier le Parti et endurer de nouvelles souffrances ? Il n'est pas seulement seul, il est aussi vide, creux. Il a de son côté commis des crimes pires que celui dont il est maintenant victime. Ainsi, émissaire secret du Parti en Allemagne nazie, il s'est débarrassé de militants peu disciplinés en les livrant à la Gestapo. Bizarrement, la seule force intérieure qu'il puisse mobiliser, c'est dans son enfance de fils de grand propriétaire terrien qu'il va la puiser. La dernière image qui lui vient à l'esprit au moment où on lui tire une balle dans la nuque, c'est celle des feuilles des peupliers qui bordaient l'avenue du domaine paternel. Roubachof appar­tient à cette vieille garde bolchevique décimée par les purges. Il apprécie l'art et la littérature, il connaît d'autres pays que la Russie. Il est d'une tout autre trempe que Gletkine, l'homme de la Guépéou qui conduit son inter­rogatoire et qui est, lui, l'incarnation du “bon militant”, aussi dénué de scrupules que de curiosité d'esprit — un phonographe pensant. À la différence de Gletkine, Rou­bachof a connu le monde d'avant la révolution. Son cer­veau n'était pas une page blanche quand le Parti s'en est emparé. S'il est supérieur à Gletkine, c'est en dernier ressort à son origine bourgeoise qu'il le doit.
Il n'est pas possible, à mon avis, de soutenir que Dark­ness at Noon n'est qu'un roman relatant les tribulations d'un personnage de fiction. C'est, de toute évidence, un livre politique, inspiré par l'histoire contemporaine et pro­posant une certaine interprétation d'événements contro­versés. Roubachof pourrait être Trotski, Boukharine, Rakovski ou tout autre vieux bolchevik un tant soit peu civilisé. Dès lors qu'on écrit sur les procès de Moscou, on se doit de répondre à la question « Pourquoi les accusés ont-ils avoué ? », et la réponse qu'on donne a une portée politique. Koestler répond « parce que ces hommes ont été corrompus par la révolution qu'ils servaient » et, ce faisant, il n'est pas loin d'affirmer que toute révolution est, par nature, mauvaise. Si l'on considère que les aveux des accusés des procès de Moscou leur ont été arrachés par quelque procédé terroriste, cela revient à incriminer l'abandon de leurs idéaux par un nombre restreint de chefs révolutionnaires. Ce sont les individus qui sont en cause, et non la situation générale. Koestler donne toutefois à entendre que Roubachof au pouvoir ne vaudrait pas mieux que Gletkine ; ou, plus exactement, vaudrait un peu mieux dans la mesure où sa mentalité est demeurée en partie prérévolutionnaire. La révolution, semble dire Koestler, est par essence corruptrice. Vouez-vous à elle, et vous finirez soit comme Roubachof, soit comme Gletkine. Il ne s'agit pas seulement du “pouvoir qui corrompt” : les moyens mis en œuvre pour arriver au pouvoir sont eux aussi corrupteurs. De sorte que toutes les tentatives de régénération de la société par la violence conduisent droit aux geôles de la Guépéou. Lénine conduit à Staline, et il aurait fini par ressembler à Staline s'il avait vécu plus longtemps.
Naturellement, tout cela Koestler ne le dit pas explicite­ment, peut-être n'en a-t-il même pas clairement conscience. Il parle des ténèbres, mais des ténèbres alors qu'il devrait être plein midi [NDT : Darkness at Noon signifie littéralement “Ténèbres en plein midi”]. Il lui arrive de se dire que les choses auraient pu tourner autrement. L'idée que tel ou tel a “trahi”, que si tout a mal tourné c'est à cause de la méchanceté de certains, est omniprésente dans la pensée de gauche. Par la suite, dans Arrival and Departure, Koestler prend des positions encore plus antirévolution­naires, mais, entre Darkness at Noon et Arrival and Departure, il y a un autre livre, Scum of the Earth, qui, lui, est purement autobiographique et n'aborde que de manière indirecte les problèmes soulevés par Darkness at Noon. Fidèle à son style de vie, Koestler n'avait pas quitté la France quand la guerre éclata ; sa qualité d'étranger et sa réputation d'antifasciste lui valurent d'être très vite arrêté et interné par le gouvernement Daladier. Il passa la majeure partie des 9 premiers mois de la guerre dans un camp de prisonniers, puis, alors que la France s'effon­drait, il s'évada et, par des chemins détournés, réussit à rejoindre l'Angleterre où on s'empressa de l'incarcérer à nouveau en tant que ressortissant d'une nation ennemie. Cette fois, cependant, il fut rapidement libéré. Scum of the Earth est un précieux témoignage qui, avec d'autres textes honnêtes écrits au moment de la débâcle, a le mérite de nous rappeler jusqu'où peut s'abaisser la démocratie bourgeoise. En ce moment, alors que la France vient tout juste d'être libérée et que la chasse aux collaborateurs bat son plein, nous avons tendance à oublier qu'en 1940, d'après divers observateurs qui se trouvaient sur place, 40% des Français environ étaient soit active­ment pro-allemands, soit totalement apathiques. Les livres qui disent la vérité sur une guerre ne sont jamais très bien accueillis par les non-combattants, et l'ouvrage de Koestler n'a pas fait exception à cette règle. Tout le monde en prend pour son grade — les politiciens bourgeois, pour qui faire la guerre au fascisme signifiait jeter en prison tous les hommes de gauche sur lesquels ils pouvaient mettre la main, les communistes français, qui étaient en fait pro-­nazis et faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour saboter l'effort de guerre français, et aussi l'homme de la rue, tout disposé à faire confiance à des charlatans tels que Doriot. Koestler rapporte des conversations ahurissantes qu'il a eues avec d'autres prisonniers internés dans le même camp que lui, et note que jusqu'alors, comme la plupart des socialistes et des communistes issus de la classe moyenne, il n'avait jamais eu de contact avec de véritables prolétaires mais seulement avec la minorité instruite. Et il en arrive à cette conclusion pessimiste : « Sans éducation des masses, pas de progrès social ; sans progrès social, pas d'éducation des masses ». Dans Scum of the Earth, Koestler ne se fait plus une image idéalisée des gens ordinaires. S'il a répudié le stalinisme, il n'est pas pour autant trotskiste. C'est ici que se situe le véritable lien avec Arrival and Departure, livre dans lequel Koestler abandonne — peut-être à jamais — ce qu'il est convenu d'appeler le point de vue révolu­tionnaire.
Arrival and Departure est une œuvre décevante qui ne peut guère prétendre à l'appellation de roman. Il s'agit plutôt d'un pamphlet visant à démontrer que les credos révolutionnaires ne sont en fait que la rationalisa­tion de pulsions névrotiques. Avec une symétrie un peu trop parfaite, l'ouvrage commence et s'achève sur une même action : une arrivée en terre étrangère. Un jeune ex-communiste qui a fui la Hongrie débarque au Portugal, où il espère se mettre au service de la Grande-Bretagne, seule puissance à lutter alors contre l'Allemagne. Son enthousiasme est toutefois quelque peu refroidi par le fait que le consulat britannique ne s'intéresse absolument pas à lui et le laisse moisir dans un coin plusieurs mois pendant lesquels son pécule s'épuise, tandis que d'autres réfugiés, plus avisés que lui, en profitent pour gagner l'Amérique. Notre héros connaît tour à tour la tentation du Monde, incarnée par un propagandiste nazi, de la Chair, en la personne d'une jeune Française, et c'est finalement — après une dépression nerveuse — le Diable qui lui apparaît sous la forme d'une psychanalyste. Cette psychanalyste parvient à lui arracher l'aveu que son enthousiasme révolutionnaire n'est pas fondé sur une véritable croyance en la nécessité historique mais sur un complexe de culpabilité lié au fait qu'il a tenté, dans sa petite enfance, de crever les yeux de son jeune frère. Au moment où il peut enfin se mettre au service de la cause alliée, il a perdu tout motif pour le faire et il est sur le point de s'embarquer pour l'Amérique quand ses pulsions irrationnelles reprennent le dessus. En fait, il ne peut pas abandonner la lutte. À la fin du livre, il descend en parachute vers le sol noyé dans les ténèbres de son pays natal où il est envoyé comme agent secret par la Grande-Bretagne.
En tant qu'exposé politique (et le livre n'est pas grand­ chose d'autre), c'est très insuffisant. Il est; bien sûr, vrai dans de nombreux cas — peut-être même dans tous les cas — que l'activité révolutionnaire est le fait d'individus inadaptés à ce monde. Ceux qui se battent contre la société sont, pour la plupart, des gens qui ont des raisons person­nelles de ne pas aimer cette société, et les individus nor­maux et sains d'esprit ne sont pas plus attirés par la violence et la clandestinité que par la guerre. Le jeune nazi d'Arrival and Departure note fort à propos qu'on comprend ce qui ne va pas dans le mouvement révolution­naire en voyant la laideur des femmes qui y participent. Mais cela ne suffit pas, après tout, à disqualifier définiti­vement le socialisme. Les actions ont certains résultats, quels que soient les motifs qui les ont inspirées. Il se peut que Marx ait été principalement mû par l'envie et la jalousie, mais cela ne prouve nullement la fausseté de ses théories. En faisant reposer la décision finale du héros d'Arrival and Departure sur un instinct irraisonné qui le pousse vers le danger, Koestler refuse soudain à son per­sonnage toute espèce d'intelligence. Avec un passé tel que le sien, il devrait être en mesure de comprendre que certaines choses doivent être faites, que nos raisons de les faire soient “bonnes” ou “mauvaises”. L'histoire doit aller dans une certaine direction, faudrait-il des névrosés pour l'y aider. Dans Arrival and Departure, les idoles de Peter sont renversées les unes après les autres. La révo­lution russe a dégénéré, la Grande-Bretagne, symbolisée par le vieux consul aux doigts déformés par la goutte, ne vaut guère mieux, le prolétariat international armé de sa conscience de classe n'est qu'un mythe. Mais la conclusion finale (puisque après tout Koestler et son héros sont “pour” la guerre) devrait être que se débarrasser de Hitler reste un objectif valable, une entreprise de salubrité publique dans laquelle les mobiles personnels n'entrent pratiquement pas en ligne de compte.
Pour prendre une décision politique rationnelle, il faut avoir déjà une certaine conception de l'avenir. Koestler semble aujourd'hui ne pas en avoir, ou plutôt en avoir deux qui se neutralisent l'une l'autre. Comme objectif ultime, il aspire à la réalisation du paradis terrestre, à la Cité du Soleil que les gladiateurs tentent d'organiser et qui, pendant des centaines d'années, a hanté les rêves des socialistes, des anarchistes et des hérétiques. Mais son intelligence lui dit que ce paradis terrestre s'éloigne tous les jours un peu plus et que ce qui nous attend dans l'immédiat, c'est le carnage, la tyrannie et les privations. Koestler s'est récemment défini comme un « pessimiste à court terme ». Toutes sortes d'horreurs s'accumulent à l'horizon, mais, d'une manière ou d'une autre, tout finira par s'arranger. Cette conception des choses est sans doute en train de gagner du terrain parmi les gens qui réflé­chissent : elle découle d'une part de la très grande difficulté qu'il y a, une fois qu'on a répudié toute croyance religieuse orthodoxe, à accepter une vie terrestre essentiellement misérable, et d'autre part de la prise de conscience que rendre la vie vivable est une tâche autrement ardue qu'il n'y paraissait récemment. Depuis 1930 environ, le monde ne nous a guère fourni d'occasions d'être optimistes. On ne voit rien venir, si ce n'est un amas chaotique de men­songes, de haine, de barbarie et d'ignorance, et derrière nos misères actuelles se profilent d'autres misères, encore plus terribles, qui commencent seulement à être perçues par la conscience européenne. Il est fort possible que les problèmes majeurs de l'humanité ne soient jamais résolus. Mais cela est en même temps inconcevable ! Qui pourrait regarder le monde d'aujourd'hui et se dire : « Il en sera toujours ainsi, et même d'ici un million d'années cela n'ira guère mieux » ? On aboutit donc à ce sentiment quasi mystique qu'il n'existe pour le moment aucun remède, que toute action politique est vaine, mais qu'en un point donné de l'espace et du temps la vie humaine cessera d'être bestiale et misérable, comme elle l'est aujourd'hui.
Le seul moyen simple d'échapper à ce dilemme est d'adopter l'attitude du croyant religieux, pour qui cette vie n'est que l'antichambre d'une autre vie. Mais rares sont les gens qui réfléchissent pour croire encore en une vie dans l'au-delà, et leur nombre est très probablement en constante diminution. Les diverses Églises chrétiennes ne survivraient sans doute pas par elles-mêmes si leurs fondements économiques venaient à être détruits. Le véri­table problème, c'est de savoir comment restaurer l'attitude religieuse tout en acceptant la mort pour terme absolu. Les hommes ne seront heureux que le jour où ils ne considé­reront plus que le bonheur est le but de la vie. Il est toutefois très improbable que Koestler partage ce point de vue. Il y a dans ses écrits une tendance hédoniste très prononcée, qui explique son incapacité à adopter une posi­tion. politique après avoir rompu avec le stalinisme.
La révolution russe, événement central de la vie de Koestler, était à son début porteuse d'immenses espé­rances. Nous l'avons aujourd'hui quelque peu oublié, mais il y a un quart de siècle, on attendait avec confiance que cette révolution débouche sur l'Utopie. De toute évidence, il n'en a pas été ainsi : Koestler est trop perspicace pour ne pas s'en rendre compte, et trop sensible pour avoir oublié quel était l'objectif de départ. De plus, son point de vue d'Européen lui permet de ne pas être dupe sur le sens des purges et des déportations massives : il lui est impos­sible de les considérer à la manière d'un Shaw ou d'un Laski, par le gros bout de la lorgnette. Et c'est pour cela qu'il en arrive â dire : « Voilà où conduisent fatalement les révolutions. » Il n'y a rien d'autre à faire que d'être un « pessimiste à court terme », c'est-à-dire se tenir à l'écart de la politique, créer une sorte d'oasis où l'on puisse, avec ses amis, garder la tête claire et espérer que dans une centaine d'années les choses s'arrangeront de quelque façon. À la base de cette position se trouve l'hédonisme de Koestler, qui le conduit à considérer le paradis terrestre comme une chose souhaitable. Mais il se peut que, souhai­table ou non, ce paradis ne soit pas possible. Il se peut qu'une certaine quantité de souffrance soit inhérente à la condition humaine, il se peut que l'homme n'ait jamais, entre 2 maux, qu'à choisir le moindre, il se peut même que le socialisme ne vise pas à rendre le monde parfait mais seulement meilleur. Toutes les révolutions sont des échecs, mais il y a différentes sortes d'échecs. C'est parce qu'il refuse de reconnaître cela que Koestler s'est provi­soirement engagé dans une impasse, et c'est pour cette même raison qu'Arrival and Departure semble superficiel comparé à ses précédents ouvrages.
George Orwell, in : Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949), Ivréa / Encyclopédie des Nuisances, 2005. http://vouloir.hautetfort.com
• Note :
1 : Les chapitres de pure propagande, qui occupaient une première partie de l'édition anglaise dont parle ici Orwell, furent ensuite supprimés par Koestler, et ne figurent déjà plus clans la première traduction française, parue en 1939 sous le titre Un testament espagnol. (NdT)

1 commentaire:

Pierre Hempel a dit…

merci d'avoir publié cet article, pour le talent d'Orwell même s'il a mal fini lui aussi, comme Koestler, comme Silone au service de leurs Etats (bourgeois)respectifs.