vendredi 14 octobre 2011

Maurice Barrès prend racines


De l'égotisme au nationalisme, l'itinéraire intellectuel et politique de Maurice Barrès est passé par la redécouverte de ses racines lorraines.
Qui a lu Maurice Barrès (1862-1923) ? Les Parisiens ont en mémoire la longue avenue qui, à Neuilly, rappelle qu'il résida dans cette banlieue. Pour la plupart d'entre nous, c'est simplement un nom, un jalon dans l'histoire de la littérature française ; certains se souviennent qu'il fut une figure de proue du nationalisme français et l'inventeur du terme (décalqué de l'allemand). Mais le rôle politique de celui qui, après plusieurs échec à Nancy et à Neuilly, fut député du Ier Arrondissement de Paris, contribuerait encore plus, pour les lecteurs d'aujourd'hui, à en faire un vrai magot de brocante.
Et l'on se dit : si son œuvre est si peu fréquentée, c'est qu'il s'agit d'un infréquentable ! En réalité, le nationalisme de Barrès, même s'il céda, en particulier pendant la Grande Guerre, à des crispations de vocabulaire, n'a rien à voir avec une idéologie. Ce n'est pas l'idéologie de la nation. Aussi curieux que celui puisse paraître à des lecteurs du XXIe siècle non avertis, le nationalisme de Barrès est avant tout une attitude spirituelle.
Barrès sort des brumes d'un nihilisme fin de siècle. Schopenhauer lui a appris l'universelle vanité des choses. Mais qu'est-ce qui résiste dans cet univers qui s'estompe ? « Il n'y a vraiment pour moi que la pensée. Je ne crois qu'à moi » glisse-t-il dans le Jardin de Bérénice (1891). Ce qui lui arrache ce mot si catégorique, c'est le spectacle de la vie politique de son temps, c'est la corruption générale et le scandale de Panama qu'il décrit dans ce livre.
Je ne crois qu'à moi ! Dans cette exclamation, le mot important n'est pas le mot « moi », mais le mot « croire ». Les hommes politiques ne sont trop souvent que des « chéquards », appointés. On ne peut décidément pas donner sa foi à la trop jeune République. À quoi croire ? Aux aspirations nobles qui nous traversent, pense le jeune dandy, qui a publié, à 25 ans, un livre remarqué par Paul Bourget : Sous l'œil des Barbares (1888). Ces aspirations, pense-t-il, je dois les pousser jusqu'à l'exaltation, je dois les analyser et « sentir le plus possible en analysant le plus possible », si je veux devenir un homme libre.
On aurait pu gager qu'une vie entière ne suffirait pas pour venir à bout de cet égotisme revendiqué. Barrès, mèche en avant, aurait pu rester un dandy stendhalien pour les siècles des siècles. C'est à cela que le prédestinait son culte du moi. « Je suis ! j'existe ! ». Cette ivresse qui est en quelque sorte une spécialité nationale depuis qu'elle fut, rappelons-le, celle de Descartes, Barrès aurait pu en faire son élixir d'immortalité littéraire, comme Byron, comme bien d'autres au XIXe siècle. Toute la noblesse de l'auteur de la Colline inspirée se marque dans la découverte que cette exaltation du moi occasionne.
Pour Barrès, le « nationalisme » est d'abord une attitude spirituelle
Qui suis-je ? Que suis-je ? Ces questions ont résonné durant plusieurs années dans l'esprit du jeune dandy. Ce qu'il a de meilleur en son « moi », réalise-t-il lorsqu'il décompose ses pensées, lorsqu'il analyse ses idées, lorsqu'il scrute ses sentiments, c'est ce que l'histoire, c'est ce que la culture locale a réalisé en lui, sans même qu'il l'ait voulu, c'est ce que la terre a déposé au plus profond de sa personnalité, en lui donnant une identité. En 1897, lorsqu'il fait paraître son best-seller, Les Déracinés, livre qui reste emblématique de ce qu'il est convenu d'appeler la Belle époque, il est définitivement passé de l'égotisme au « nationalisme ». Il avait d'ailleurs importé lui-même ce terme dans la langue française, en écrivant dès 1892 dans le Figaro un article retentissant : « La querelle des nationalistes et des cosmopolites ».
Zeev Stenhell lui a fait procès d'avoir donné à cette étiquette malsonnante un sens français ; il ne s'est pas avisé que, pour Barrès, le « nationalisme » est d'abord une attitude spirituelle qui consiste à identifier le respect de la terre et des morts et le respect de soi.
Les déracinés sont sept jeunes Lorrains qui constituent la classe de M. Bouteiller, austère et très républicain professeur kantien. Tout à une admiration juvénile pour leur Mentor, ils ne se sont pas aperçus que les abstractions kantiennes les avaient stérilisés. Sous l'influence de leur professeur, ils montent à Paris. Seuls quelques-uns d'entre eux en réchapperont, et c'est parce qu'ils auront compris de quelle argile ils ont été pétris.
Le roman est l'histoire de l'échec des uns et de la prise de conscience des autres. Voici comment Barrès les décrit : « Ces élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision décharnée des faits officiels et de quelques grands hommes à l'usage du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l'esprit de chaque petite patrie est pour ses fils instrument d'éducation et de vie ».
Précisons que quand Barrés parle de race, il n'a pas en tête la race blanche, mais la race lorraine, cette manière d'être, cet « esprit » lorrain qui persiste à travers les siècles, de Jeanne d'Arc à nos jours.
Joël Prieur monde & vie  17 septembre 2011

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