jeudi 6 octobre 2011

Lénine, Staline et le terrorisme d’Etat

Le terrorisme russe, sous ses diverses formes, avait contribué à affaiblir l'État russe et à faire le lit de la Révolution de 1917. Avec celle-ci, la technique de la terreur allait bientôt se confondre avec l'État soviétique. Lénine allait mettre en place un système que Staline portera aux extrêmes.

Pour le jeune Lénine, la terreur n'est qu'un des moyens de la révolution. Si, en 1899, il rejette son usage, c'est parce qu'il pense que les problèmes organisationnels sont, à ce moment-là, primordiaux. En 1901, dans un article d'Iskra, il écrit ne pas avoir rejeté le “principe de la terreur”, tout en critiquant les révolutionnaires socialistes pour leur usage du terrorisme, sans aucune considération pour les autres formes de combat.
Pour Lénine, la technique terroriste s'inscrit dans le contexte d'une stratégie politico-militaire et son usage doit être appliqué avec méthode et circonspection, ce que n'ont pas compris les révolutionnaires socialistes pour qui le terrorisme est, selon Lénine, devenu une fin en soi. Pour Lénine, la terreur n'est pas l'instrument principal de la lutte révolutionnaire. Il ne devait donc pas, selon lui, devenir une “méthode régulière” de la lutte armée.

Afin que la technique terroriste soit efficace, il fallait selon Lénine qu'elle dépasse le stade des attentats commis par des individus ou des groupuscules. C'est le terrorisme des masses populaires qui devait aboutir au renversement de la monarchie (et du capitalisme) lorsque les forces armées se joindraient au peuple. Lénine était résolument hostile au terrorisme régicide, dans lequel il ne voyait aucun avenir. Au deuxième congrès du Parti ouvrier social-démocrate de 1903, il fit une intervention virulente contre le terrorisme. C'est à cette occasion que le parti se scinda en deux, avec les bolcheviks d'un côté, les mencheviks de l'autre.
C'est parce qu'il dénonça systématiquement le terrorisme des révolutionnaires socialistes que Lénine est parfois perçu comme peu favorable au terrorisme. En fait, Lénine fut, depuis ses débuts d'activiste politique, un apôtre de la terreur mais dans une perspective complètement différente. S'il critiquait ces “duels” contre les autorités tsaristes,qui ne menaient à rien sinon à l'apathie des masses qui attendaient en spectateur le prochain “duel”, sa position va rester inchangée jusqu'à la prise de pouvoir des bolcheviks en 1917 : “La terreur, mais pas maintenant.” L'attente ne fera que multiplier la force avec laquelle la terreur sera déclenchée une fois le pouvoir entre les mains de Lénine. En fait, ce n'est pas l'excès de terreur qu'il critiquait, mais tout le contraire. La terreur, pour être appliquée efficacement, devait être une terreur de masse, contre les adversaires de la Révolution.
Dès 1905 et le troisième congrès du Parti social-démocrate qui a lieu au printemps à Londres – la Révolution de s'est produite au mois de janvier –, Lénine commence à parler de terreur de masse, faisant référence à la Révolution française. Pour éviter plusieurs “Vendée”, une fois la Révolution enclenchée, Lénine juge insuffisant d'exécuter le tsar. Pour que la Révolution réussisse, il faut faire de la “prévention” afin de tuer dans l'oeuf toute forme de résistance antirévolutionnaire. A cet effet, la technique de la terreur est la plus appropriée. Pour écraser la monarchie russe, il faut agir selon lui comme les Jacobins, à travers la “terreur de masse”.
Toujours en 1905, Lénine rédige ses instructions pour la prise de pouvoir révolutionnaire. Il prône deux activités essentielles, les actions militaires indépendantes et la direction des foules. Il encourage la multiplication d'actes terroristes mais_ une perspective stratégique, car il continue de dénoncer les attentats terroristes qui sont le fait d'individus isolés et sans rapport avec les masses populaires :
“Le terrorisme à petite échelle, désordonné et non préparé n'aboutit, s'il est poussé à l'extrême, qu'à éparpiller et gaspiller les forces. C'est vrai, et il ne faut certes pas l'oublier. Mais d'autre Part, on ne saurait non plus en aucun cas oublier que le mot d'ordre de l'insurrection est déjà lancé aujourd'hui. Que l'insurrection a déjà commencé. Commencer l'attaque, si des conditions favorables se présentent, n'est pas seulement le droit, mais l'obligation directe de tout révolutionnaire.”
L'échec de la Révolution de 1905 est selon lui dû à un manque de volonté, de fermeté et d'organisation. Il faut aller plus loin et déclencher la violence généralisée. Mais, à ce moment-là, Lénine est un homme impuissant qui doit se contenter de rédiger des critiques virulentes à l'encontre des révolutionnaires à partir de son lointain exil (en Finlande puis en Suisse). En 1907, il envoie ce message aux révolutionnaires socialistes : “Votre terrorisme n'est pas le résultat de votre conviction révolutionnaire. C'est votre conviction révolutionnaire qui se limite au terrorisme.”
L'année suivante, il approuve l'assassinat du roi Carlos du Portugal (et de son fils) mais regrette que ce genre d'attentat soit un phénomène isolé et sans but stratégique précis. Toujours ce manque de vision stratégique chez les terroristes, malgré leur courage. La Révolution de 1917 corrobore ses avertissements : c'est effectivement au moment opportun, lorsque la situation est suffisamment “mûre”, que l'action directe parvient à faire basculer les événements.
Alors qu'éclate la guerre, Lénine se démarque encore davantage des autres courants socialistes avec lesquels il refuse toute collaboration. Dans son essai classique, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, il expose sa position : la révolution socialiste peut se réaliser dans un pays économiquement arriéré si elle est dirigée par un parti d'avant-garde prêt à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire prêt à recourir aux moyens d'une violence extrême et sans crainte d'une effusion de sang massive. Le moment est propice à la dictature du prolétariat (c'est-à-dire en fait du parti d'avant-garde).
Les bolcheviks, Lénine à leur tête, s'engouffrent dans l'espace gigantesque qui se libère soudainement par l'effondrement brutal de la Russie. Dans ce vide politique, les bolcheviks, avec moins de vingt-cinq mille membres, s'emparent du pouvoir après que les autres mouvements politiques révolutionnaires se sont montrés incapables de maîtriser le cours des événements consécutifs à la révolution de Février.
L'historiographie de la révolution d'Octobre a suivi d'une certaine manière celle de la Révolution de 89. La thèse de “l'accident” a alimenté l'école historique russe depuis l'effondrement de l'union soviétique en 1991, après que l'école soviétique a interprété pendant des décennies cet événement comme l'aboutissement historique d'une révolution des masses populaires entreprise par le biais du travail des bolcheviks. Entre les deux, la thèse du “dérapage” entrevoit une révolution entreprise par les masses mais récupérée par un petit groupe abusant de son pouvoir. Nous souscrivons plutôt à l'analyse de Nicolas Werth pour qui la Révolution de 1917 “apparaît comme la convergence momentanée de deux mouvements : une prise de pouvoir politique, fruit d'une minutieuse préparation insurrectionnelle, par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idéologie, de tous les autres acteurs de la Révolution ; une vaste révolution sociale, multiforme et autonome.”
Quoiqu'il en soit, le minuscule Parti bolchevik se retrouvait à la tête d'un immense pays aux prises avec une crise menant à la guerre civile, au milieu de la plus grande guerre qu'ait connue l'Europe jusque-là ! Mais le Parti bolchevik était constitué de telle sorte qu'il put résister au choc combiné de toutes ces forces et qu'il put, grâce à l'habileté de ses dirigeants, se maintenir au pouvoir.
Très rapidement, Lénine dévoila son caractère et ses convictions politiques. Lorsque le congrès des soviets décida d'abolir la peine de mort (26 octobre / 8 novembre 1917), Lénine jugea “inadmissible” cette “erreur” et il s'empressa de rétablir la peine de mort. Un peu plus tard, ces quelques lignes d'Izvestia annonçaient modestement la création d'un des plus formidables outils de terreur jamais conçus :
“Par décret du 7 décembre 1917 du soviet des commissaires du peuple est créée la Tchéka panrusse de lutte contre le sabotage et la contre-révolution.
La Tchéka est domiciliée au n° 2 de la rue Gorokhovaya. Réception de 12 à 17 heures tous les jours.”
Ainsi était créée la police politique soviétique, ancêtre du KGB, qui enverra durant 35 années des millions de personnes au goulag. Quelques mois plus tard seulement, un nouveau décret annonce la création de “tchékas locales de lutte contre le sabotage et la contre-révolution”, étant entendu que ces tchékas “combattent la contre-révolution et la spéculation, les abus de pouvoir, y compris par voie de presse” et que “dorénavant, le droit de procéder aux arrestations, perquisitions, réquisitions et autres mesures susmentionnées appartient exclusivement à ces tchékas, tant à Moscou que sur place.”
La terreur fut un terme employé de plus en plus souvent par les dirigeants politiques, comme le montre cette lettre écrite par Lénine à Zinoviev, après qu'il eut appris que les ouvriers menaçaient de faire une grève générale suite à la réaction des bolcheviks, marquée par les arrestations massives (fin juin 1918) qui suivirent l'assassinat d'un de leurs dirigeants, Volodarski : “Nous venons seulement d'apprendre que les ouvriers de Petrograd souhaitaient répondre par la terreur de masse au meurtre du camarade Volodarski et que vous (pas vous personnellement mais les membres du comité de Petrograd) les avez retenus. Je proteste fermement ! Nous nous compromettons : nous prônons la terreur de masse dans les résolutions du Soviet, mais, lorsqu'il faut passer aux actes, nous ralentissons l'initiative absolument fondée des masses. C'est inadmissible ! Les terroristes vont nous considérer comme des chiffes molles. L'heure est à la militarisation. Il est indispensable d'encourager l'énergie et le caractère de masse de la terreur dirigée contre les contre-révolutionnaires, en particulier à Petrograd où l'exemple doit être décisif.”
La situation durant l'été 1918 était des plus précaires. Pour les bolcheviks, tout semblait pouvoir basculer d'un seul coup. Non seulement ils ne maîtrisaient qu'une modeste partie de territoire, mais ils devaient faire face à trois fronts antirévolutionnaires et durent subir près de cent quarante insurrections durant l'été.
Pour résorber la crise, les instructions aux tchékas locales se firent de plus en plus précises : arrestations, prises d'otages dans la bourgeoisie, établissement de camps de concentration. Lénine demanda que soit promulgué un décret établissant que “dans chaque district producteur de céréales, vingt-cinq otages désignés parmi les habitants les plus aisés répondront de leur vie pour la non-réalisation du plan de réquisition.”
Toujours durant l'été, le Parti bolchevik entame la destruction systématique des protections légales de l'individu. La guerre civile, selon certains membres, ne connaît pas de “lois écrites”, celles-ci étant réservées à la “guerre capitaliste”. La terreur est déjà en marche, alors que le pouvoir est loin d'être assuré, et va permettre aux bolcheviks de s'imposer définitivement. La logique révolutionnaire est la même que celle de la France en 1793-1794 Lénine va profiter de deux incidents pour déclencher une campagne de terreur. Le 30 août 1918, deux attentats, sans relation l'un avec l'autre, avaient ciblé le chef de la Tchéka à Petrograd ainsi que Lénine lui-même. Le premier attentat était un acte de vengeance commis par un jeune étudiant agissant de manière isolée. Le second, attribué à une militante anarchiste, Fanny Kaplan – exécutée immédiatement sans jugement –, fut peut-être un acte de provocation initialement organisé par la Tchéka. Néanmoins, dès le lendemain, la Krasnaïa Gazeta (Petrograd) donnait le ton : “A la mort d'un seul, disions-nous naguère, nous répondrons par la mort d'un millier. Nous voici contraints à l'action. Que de vies de femmes et d'enfants de la classe ouvrière chaque bourgeois n'a- t-il pas sur la conscience ? Il n'y a pas d'innocents. Chaque goutte de sang de Lénine doit coûter aux bourgeois et aux Blancs des centaines de morts.” On entend le même son de cloche chez les dirigeants du parti avec cette déclaration signée Dzerjinski : “Que la classe ouvrière écrase, par une terreur massive, l'hydre de la contre-révolution !” Le lendemain, 4 septembre, on pouvait lire dans Izvestia “qu'aucune faiblesse, aucune hésitation ne peut être tolérée dans la mise en place de la terreur de masse.”
De fait, ce qu'on appellera la “terreur rouge” prend corps à ce moment, avec le décret officiel du 5 septembre : “[…] il est de première nécessité que la sécurité de l'arrière du front soit garantie par la terreur. […] De même, afin de protéger la République soviétique contre ses ennemis de classe, nous devons les isoler dans des camps de concentration. Toutes les personnes impliquées dans des organisations de gardes blancs, dans des complots ou des rébellions, doivent être fusillées.” Le décret se terminait par la déclaration suivante : “Enfin, il est indispensable de publier les noms de tous les fusillés et les causes de l'application de la mesure qui les frappe.” Dans la réalité, seule une petite proportion du nombre de fusillés est recensée officiellement. Quant aux “causes” de leur exécution, il faudra les chercher dans l'arbitraire rationnel de la terreur institutionnalisée. Il n'existe pas de chiffres exacts de la terreur rouge, et pour cause. Selon les estimations, le nombre de victimes de la terreur, entre 1917 et 1921, se situerait dans une fourchette allant de 500 000 morts à près de 2 millions. On voit qu'il n'a pas fallu attendre l'arrivée de Staline au pouvoir pour que la terreur institutionnalisée fasse ses premiers ravages. Quant aux comparaisons avec la période tsariste, elles sont encore plus éloquentes : durant les deux premiers mois de la terreur rouge - 10 à 15 000 exécutions - on recense plus de condamnés à mort que durant la période 1825 - 1917, soit près d'un siècle (6 321 condamnations à mort pour raisons politiques, dont 1310 en 1906).
Dès l'instauration du régime de terreur en septembre 1918, on trouve déjà la plupart des éléments qui vont caractériser non seulement la terreur pratiquée par Lénine — puis, avec une tout autre intensité, par Staline —, mais celle que vont pratiquer d'autres régimes politiques se revendiquant héritiers du marxisme-léninisme dont la Chine de Mao Zedong, le Cambodge de Pol Pot, ou plus récemment la Corée du Nord. Au XXè siècle, le terrorisme d'État dirigé contre les masses populaires aura fait infiniment plus de victimes que le terrorisme dirigé contre l'État (souvent au nom de ces mêmes masses populaires). Alors que le bilan du terrorisme dirigé contre l'État s'élève à quelques milliers de victimes, celui du terrorisme d'État se chiffre en dizaines de millions. Selon les auteurs du Livre noir du communisme, la terreur d'État fait en Union soviétique quelque 20 millions de morts. La Chine voisinerait les 65 millions de victimes. L'Allemagne nazie, dans un laps de temps extrêmement court, dépasse largement les dix millions.
“Qu'est-ce que la terreur ?” demande Isaac Steinberg, qui fut aux avant-postes en tant que commissaire du peuple à la justice entre décembre 1917 et mai 1918. Réponse : “La terreur, c'est un système de violence qui vient du sommet, qui se manifeste ou qui est prêt à se manifester. La terreur, c'est un plan légal d'intimidation massive, de contrainte, de destruction, dirigé par le pouvoir. C'est l'inventaire, précis, élaboré, et soigneusement pesé des peines, châtiments et menaces par lesquels le gouvernement effraie, dont il use et abuse afin d'obliger le peuple à suivre sa volonté. […] “L'ennemi de la révolution” prend de gigantesques proportions lorsqu'il n'y a plus au pouvoir qu'une minorité craintive, soupçonneuse et isolée. Le critère s'élargit alors sans cesse, embrasse progressivement tout le pays, finit par s'appliquer à tous, sauf à ceux qui détiennent le pouvoir. La minorité qui dirige par la terreur étend tôt ou tard son action grâce au principe que tout est permis à l'égard des piliers de 'l'ennemi de la révolution'.”
Mais le terrorisme d'État, c'est-à-dire le terrorisme du fort au faible, et le terrorisme du faible au fort ont de nombreux points en commun. La campagne de terreur a pour but de répandre un sentiment d'insécurité générale qui doit pouvoir atteindre n'importe qui, n'importe quand. On verra que lors des grandes purges staliniennes, les personnages parmi les plus haut placés du régime terroriste tomberont victimes du système sans que personne, à part Staline, ne soit à l'abri.
L'arbitraire caractérise presque toutes les formes de terrorisme, à l'exception du tyrannicide, dès lors que certaines victimes sont prises pour cibles plutôt que d'autres. Dès l'instauration de la terreur rouge est institué un système de prise d'otages arbitraire. À Novossibirsk, par exemple, les autorités avaient institué un jour de prison de manière périodique pour assigner la population à résidence et effectuer des rafles plus facilement. A Moscou, une rafle avait été effectuée un jour dans un grand magasin. Pour la victime de la terreur soviétique, le premier réflexe est l'incompréhension : innocent(e), il ou elle devrait être relâché(e), une fois l'erreur prouvée. Même chose pour la victime du terrorisme d'Al Qaida : lors d'une attaque à Ryad (9 octobre 2003), une victime interrogée par les journalistes montrait son incompréhension devant le fait qu'une bombe pouvait viser des musulmans plutôt que des Occidentaux (le but de l'opération étant logique- ment de déstabiliser le régime saoudien). C'est là toute l'essence du terrorisme, d'en haut ou d'en bas, dont la force repose sur l'arbitraire du choix des victimes. C'est cette psychose généralisée que recherche le terroriste, qu'il soit au pouvoir ou qu'il le combatte. Seule différence : le terrorisme contre l'État cherche à déstabiliser le pouvoir, alors que le terrorisme d'État cherche au contraire à le stabiliser (tout en déstabilisant les populations). Souvent l'État terroriste s'est approprié le pouvoir au terme d'une lutte où le terrorisme a joué un rôle. Il maîtrise donc les paramètres de cette arme stratégique et psychologique. Entre les deux formes de terrorisme, les moyens ne sont pas les mêmes. L'État terroriste dispose de toutes les ressources de l'appareil d'État. Le terroriste “privé” tente au contraire d'exploiter les faiblesses de l'État, ou celles de la société qu'il est censé représenter et protéger. D'une certaine manière, l'Etat terroriste agit de façon préventive, de façon à tuer dans l'oeuf toute tentative de contester son pouvoir (y compris par des terroristes).
Pour l'État terroriste, une fois le pouvoir acquis, il s'agit d'éliminer l'ancien pouvoir jusqu'aux racines – ce qu'accomplissent les bolcheviks, action symbolisée par l'assassinat du tsar et de sa famille. Second objectif : éliminer tous les postulants potentiels au pouvoir et tous les opposants. C'est cette situation qui avait déjà caractérisé la Révolution française en 1793-1794. Lénine saura tirer les leçons de l'échec de Robespierre en maîtrisant l'instrument terroriste. Mais il s'attelle rapidement à la tâche d'éliminer ses adversaires politiques ou idéologiques, à commencer par les anarchistes, qui sont les premiers à dénoncer le dérapage de la révolution et la dictature bolchevique. Ceux-là figurent parmi les premières victimes ciblées de la terreur rouge. Le terrorisme ante- anarchiste commence même avant septembre 1918 et se poursuit lorsque l'appareil d'État, notamment l'armée, est suffisamment fort pour appliquer la terreur généralisée. En avril, Trotski organise la première campagne de terreur contre les “anarcho-bandits”. Après la Russie, les persécutions contre les anarchistes s'étendent à l'Ukraine. La campagne anti-anarchiste n'est pas uniquement une campagne destinée à éliminer un adversaire politique. Bientôt, la pensée anarchiste est elle-même interdite. Les autorités utilisent cette campagne de répression pour écraser toute volonté de résistance que pourraient entretenir d'autres groupes.
La terreur touche aussi les individus vaguement associés à un anarchiste,par exemple un parent éloigné. Logiquement, la terreur est dirigée contre tous les rivaux politiques, à commencer par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires de droite, leurs rivaux les plus dangereux, et de gauche (ces derniers quittèrent le gouvernement après le traité de Brest-Litovsk au printemps 1918, les autres furent expulsés du Comité exécutif central des soviets). La dirigeante des socialistes-révolutionnaires de gauche, Maria Spiridonova, condamna la terreur et fut promptement éliminée par les bolcheviks en 1919. Condamnée par le tribunal révolutionnaire, elle fut la première personne à être internée dans un asile psychiatrique pour raisons politiques (elle s'évada et reprit dans la clandestinité la tête de son parti, alors interdit). Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires de droite, parfois associés, furent pris pour cible par la Tchéka à partir de 1919.
Quant  aux ouvriers, pour qui la révolution avait théoriquement été accomplie, ils ne sont pas épargnés. Qu'une grève survienne et c'est toute l'usine qui est soupçonnée de trahison. Les meneurs, évidemment, sont arrêtés puis exécutés, avec d'autres ouvriers. En novembre, l'usine d'armement de Motovilikha subit cette répression de la part de la Tchéka locale, encouragée par l'autorité centrale. Une centaine de grévistes sont exécutés. On observe le même scénario au printemps suivant à l'usine Poutilov. Ailleurs, les (nombreuses) grèves sont réprimées sévèrement, comme à Astakhan et Toula. La terreur anti-ouvrière atteint son apogée en 1921 lors de l'épisode de Cronstadt, où, sur ordre de Trotski, l'Armée rouge envahit la ville et massacre les marins révoltés du Petropavlovsk.
Les paysans qui se révoltèrent eux aussi, à Tambov ou ailleurs, subirent la même loi. Dans les unités de l'Armée rouge, qui était composée essentiellement de soldats issus de couches paysannes, les mutineries éclatèrent et furent également réprimées avec brutalité. La répression à l'encontre des Cosaques montra que la terreur ne se limitait pas aux catégories sociales et économiques mais qu'elle pouvait toucher aussi des groupes particuliers.
Très vite, il fallut trouver une base juridique à l'internement des prisonniers, ce qui fut accompli en organisant de manière systématique les camps de concentration. Par le décret de 1919, on distingua alors deux types de camps, les camps de redressement par le travail et les camps de concentration à proprement parler, distinction en réalité toute théorique. L'univers concentrationnaire, le Goulag, avec ses millions de zeks, deviendra l'un des fondements du régime politique et le symbole, légué à la postérité par les Soviétiques, de la terreur d'État.
Entre 1923 et 1927, le pays connaît une “trêve” qui dure jusqu'à ce que la succession de Lénine soit assurée (malade depuis mars 1923, il décéda le 24 janvier 1924). Au sein du gouvernement, des voix se font entendre pour que le système s'assouplisse. Mais, dans le contexte de la lutte pour la succession, la police politique va servir les intérêts de Staline qui cherche à éliminer ses rivaux, Trotski au premier chef. Une fois le pouvoir assuré et les rivaux éliminés, Staline et son entourage purent reprendre la politique de terreur qui s'était momentanément, et relativement, relâchée. Nous sommes à la fin des années 1920. Le système terroriste est déjà bien ancré dans la politique soviétique. Staline va profiter du formidable tremplin offert par Lénine pour étendre encore beaucoup plus loin les limites établies par son aîné. Seules les horreurs de la terreur nazie parviendront à occulter pendant un moment au reste du monde celles qui ont lieu en URSS. Comme le dira avec justesse Hannah Arendt, “par une ruse de la raison idéologique, c'est l'image des horreurs des camps nazis qui est chargée de masquer la réalité des camps soviétiques”.

Staline ou la terreur d'Etat 
Au début des années trente, Staline expérimenta la technique de la terreur contre la paysannerie, par la fameuse campagne de “dékoulakisation”. La collectivisation forcée qui l'accompagna provoqua une famine qui fit près de six millions de victimes. Le début des années trente marqua aussi une reprise de la terreur généralisée contre certains secteurs de la population, en attendant la Grande Terreur des années 1936-1937. Staline exploita l'appareil d'État imposé par Lénine, c'est-à-dire la dictature du parti, et le transforma en un instrument du pouvoir d'un homme. Pour imposer à son tour ce système, solution à ses yeux aux problèmes de la modernisation et de l'industrialisation du pays, Staline recourut au seul moyen de cette politique : la terreur. Sous Lénine, l'appareil de répression servait le parti. Avec Staline, c'est le parti qui va servir l'appareil répressif.
La terreur des années trente est organisée en plusieurs étapes. Les purges de 1933 sont suivies par la trêve de 1934. Fin 1934, les purges reprennent jusqu'à la fin de 1935. Début 1936, une courte pause précède la Grande Terreur de 1936-1938 qui culmine avec l'année 1937. La terreur stalinienne affecte la base et l'élite, et s'attaque aux paysans et aux ouvriers d'une part, de l'autre aux personnalités à la tête de l'appareil politique (et militaire), ainsi qu'à tous les membres du Parti en général. L'objectif de Staline est de créer un appareil politique entièrement renouvelé et entièrement dévoué à sa cause. Jusqu'en 1936, la vieille garde a survécu avant d'être frappée de plein fouet lors des procès de Moscou.
Ce sont ces grands procès, où les anciens compagnons de Staline avouent leurs “crimes” devant un tribunal, qui vont frapper l'opinion publique internationale. En fait, les procès occultent en partie la campagne de terreur généralisée sévissant dans tout le pays, et qui frappe les populations de toutes les provinces de l'URSS sans distinction de classe ou de nationalité.
Pour les populations, c'est la peur quotidienne. La peur que quelqu'un frappe à votre porte au milieu de la nuit et la peur de disparaître à tout jamais. Collectivement, les effets psychologiques sont terribles et impossibles à mesurer. L'insécurité, la peur, le règne de l'arbitraire font partie de la vie quotidienne. Au travail, et même à la maison, la suspicion est omniprésente. N'importe quel faux pas, aussi infime soit-il, n'importe quel propos peut vous envoyer à la mort ou au goulag. À l'horizon, aucun espoir que cela cesse un jour. Aucune garantie non plus qu'un comportement irréprochable vous épargne. En termes de victimes réelles, le terrorisme stalinien peut s'enorgueillir d'avoir éliminé plusieurs millions de personnes sans qu'on connaisse jamais le chiffre exact ou même approximatif. À partir du choc psychologique que peut provoquer sur une nation un attentat terroriste faisant quelques dizaines de morts, imaginons les effets sur un peuple où tout le monde connaît de près au moins une victime de la terreur stalinienne, un parent, un proche, un voisin, un collègue, sinon tous ceux-là à la fois.
Le système instauré par Staline est d'une perversité sans équivalent : non seulement il est le grand architecte de la terreur généralisée, mais c'est de lui que les populations attendent d'être protégées de la terreur dont elles ont du mal à comprendre les mécanismes. Contre l'arbitraire de la terreur, Staline est perçu par beaucoup comme le dernier rempart. Comme dans tous les régimes totalitaires, la perversion tient aussi à la volonté des dirigeants de recouvrir d'une apparence de légalité un système fondé sur le règne de la peur, de l'arbitraire et de l'illégalité.

De tous les régimes totalitaires, l'Union soviétique fut, entre 1929 et 1953, l'incarnation la plus parfaite du terrorisme d'État. Aucun autre pays n'avait auparavant subi de manière aussi systématique la terreur imposée par un appareil d'État policier. Mais l'URSS fera de nombreux émules en Europe et en Asie qui parfois rivaliseront de perversité dans l'application de la terreur institutionnalisée. Le comble est atteint avec le Cambodge des années 1970, qui mêle le terrorisme d'État d'inspiration soviétique avec la soif exterminatrice des nazis. C'est à cette époque aussi qu'un autre genre de terrorisme apparaît sur les devants de la scène, lui aussi se réclamant du marxisme. Mais il tire aussi sa source d'une longue maturation qui trouve ses origines dans l'expérience de la Seconde Guerre mondiale et des guerres de libération nationales qui lui emboîtèrent le pas.
Gérard CHALIAND et Arnaud BLIN 

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