vendredi 30 septembre 2011

Histoire du patriotisme en France – des Origines à nos Jours (J. Lestocquoy)

Après « nations et nationalismes », d’Eric Hobsbawm, voici une vision complètement différente : celle de Jean Lestocquoy, dans une étude menée par un patriote chargé de recherche au CNRS, quand ce n'était pas encore un oxymore – date de publication : 1968.
Il peut être intéressant de lire cette étude, à la lumière des constats d’Hobsbawm – à la fois pour comprendre ce qu’Hobsbawm a raté (la nation comme outil de la souveraineté) et ce que Lestocquoy a manqué (la nation, étape dépassée par la marche en avant du capitalisme globalisé). Quand un réactionnaire, qui ne comprend pas pourquoi sa réaction est passée de mode chez les puissants, et un progressiste, qui ne comprend pas pourquoi son progressisme est devenu curieusement compatible avec les stratégies des puissants, s’éclairent mutuellement…


La nation française, pour Lestocquoy, traduit la permanence d’une exigence d’unité politique, héritée de Rome. Cette exigence fut reléguée au second plan du 6ème au 15ème siècle, l’Eglise catholique l’ayant en quelque sorte expulsée du champ politique, pour la situer dans le champ religieux. A cette époque, « patrie » est un pluriel : régions, pays natal, terre des siens, esprit de clocher.
C’est la guerre de Cent Ans qui engendre le retour, en France, d’une exigence d’unité politique à l’échelle d’un grand système fédérateur. Une exigence à l’échelle, donc, de la France, échelle qu’avaient rendue crédible « l'habitude de vivre ensemble sous le même prince, la communauté des intérêts, la similitude des moeurs et des sentiments donnent aux peuples conscience de leur individualité ». Avec le Quadrilogue invectif d'Alain Chartier (vers 1422), l’idée proto-nationaliste prend forme à travers les débats de quatre interlocuteurs imaginaires : un chevalier, un clerc, un homme du peuple, et enfin la France, incarnée par son roi (Jeanne d'Arc surgit sept ans plus tard).
Le roi est, alors, l'incarnation du royaume, et celui qui en pose les limites. La doctrine de son pouvoir divin, au XV° siècle, est reçue par tout le monde ; au Moyen-Âge, « la société entière est régie de façon définitive par un décret de la Providence ». Un système équilibré… tant que perdure la foi en Dieu et en l'Eglise.
Au XVI° siècle, à partir en gros de 1540-1545, les écrivains emploient le mot de patrie. La personne royale reste centrale, symbolisant la France au milieu d'une hiérarchie de valeurs. Le siècle, profondément religieux, donne un caractère sacerdotal au roi, et c'est donc en ce dernier que va progressivement s'incarner l'idée de patrie.
Cette idée de patrie est, évidemment, encore fort éloignée de la nôtre. A cette époque, la religion est aussi importante que la France : celle du roi devait être celle de son royaume. L’identité nationale est inséparable de l’identité religieuse (en France, du moins). Inversement, l’identité linguistique ou ethnique est relativement ignorée. Mettre un souverain étranger sur un trône ne choque pas à cette époque, comme le rappelle Lestocquoy : « Aucune difficulté d'esprit ; le patriotisme, au sens du nationalisme, n'effleure personne ». La France est d'ailleurs mise de côté sans vergogne, lors des conflits intra-noblesse, où il est fréquemment fait appel à l'étranger.
Bossuet définit la patrie comme la « société des choses divines et humaines », appuyée sur un loyalisme sans faille envers le « bon » roi, le roi juste. Justice d’ailleurs fort différente de la nôtre, car les comploteurs de sang-royal sont graciés, la justice ordinaire ne s'applique par pour eux : « La France était un bien de famille dont on pouvait disposer au gré des combinaisons politiques ou personnelles ».
A la fin du XVII° siècle, le contenu du concept de patrie n'a donc pas été analysé comme séparément de l’idée royale. Quant à la nation, le Dictionnaire de Trévoux, en 1721, l'envisage avant tout comme un lien légal : « Un nom collectif, qui se dit d'un grand peuple habitant une certaine étendue de terre, renfermée en certaines limites sous une même domination ».
À la fin du XVIII° siècle, les philosophes ne restent pas muets sur le patriotisme. Mais là encore, la notion, si elle évolue visiblement, reste dans le flou. N'en déplaise aux droits-de-l'hommistes postmodernes, Rousseau déclare que « ce n'est point à la bravoure de ceux de nos concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que j'accorderai la Couronne héroïque, mais à leur ardent amour pour la Patrie », un amour partagé par Condorcet. Mais pour Rousseau, ce sont les lois, les mœurs, les coutumes, le gouvernement, la constitution et la manière d'être qui font la patrie. Le patriotisme, au sens qu’il prendra plus tard, au XIX° siècle, est là, sous-jacent. Mais il n’a pas encore vraiment fait surface.


C'est avec l’émergence du concept de Nation qu'apparaît le changement majeur. Autour de 1780, le roi est considéré comme le premier magistrat, mais plus comme l'unique incarnation de la patrie. C’est que la Nation, à la différence du Royaume, n'est pas vue comme la propriété du souverain, mais comme un élément avec lequel il doit composer. Petit à petit, depuis Louis XIV, l'idée d’un « pacte social » s'est développée, où le monarque serait mandataire de ses sujets. Et c’est ici que surgit le nationalisme, terme dont Lestocquoy donne une interprétation compatible avec celle avancée par Eric Hobsbawm, mais inscrite dans un réseau de connotations très différent.
À la veille de la Révolution, deux états d'esprit prédominent : l'aristocratie et la noblesse se disent citoyens du monde (quelle surprise : les classes supérieures sont cosmopolites) et ne considèrent pas l'étranger comme un ennemi. Inversement, le Tiers-Etat défend ses frontières et se montre plutôt « xénophobe » ; sa prise de pouvoir mènera au « patriotisme agressif ».
Les armées ne sont plus faites de mercenaires, mais de patriotes. Le but de cette guerre ? « Déjouer les complots d'une cour conspiratrice » (Condorcet, 25 janvier 1792). Rouget de Lisle, officier de la garnison de Strasbourg, est alors sollicité pour écrire un hymne (La Marseillaise), « premier hymne national où la Patrie remplace le souverain, et la liberté, la Divinité », note Lestocquoy. L’idée de Nation et celle de Liberté sont liées (ce qu’Hobsbawm a largement ignoré).
Dans ce contexte, le patriotisme est un acte de défense du peuple, et les ennemis de la patrie sont mis à mort sans pitié – femmes et enfants compris. Avec l'appel aux armées étrangères par Louis XVI, le sentiment national contre l'étranger (« le sang impur ») gagne quotidiennement en virulence. Cependant, la nouveauté déroute : il faut sauver la Nation, mais que représente-t-elle lorsque le roi ne la symbolise plus ? Le maire de Berlencourt, par exemple, résume ainsi ses sentiments : « Que ceux qui se disent citoyens aillent défendre la Patrie, nous ne sommes pas faits pour défendre la nation. ». L'esprit de Valmy est retombé ; la réquisition fait face à l'absence d'enthousiasme, surtout des campagnes. D’où l’écrasement de la Vendée, au fort patriotisme local.
Bien que la conception en varie, après la Révolution, le concept de Patrie ne disparaîtra plus. Sous la IIIème République, le patriotisme se définissait par l'amour de la République et de Victor Hugo. Le drapeau tricolore de 1789 fut consacré à cette époque. C'est ainsi que suite aux propos de Lamartine sur « le drapeau tricolore [qui] a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie ! », Lestocquoy expose que « la magie du verbe poétique, en cette unique circonstance, avait fait de l'invocation au drapeau et à la patrie un appel d'une apaisante vertu ».
Néanmoins, ce patriotisme grandiloquent s’avère être, en partie, un tissu d'illusions. Des idées subversives voient donc le jour en France : avec le service universel, le peuple doit se lever pour ne plus se faire opprimer ; une autre tendance prône un internationalisme naïf : quand tous les peuples seront libres, il n'y aura plus de raison qu'ils se combattent. Il n'y aura plus de guerres quand il n'y aura plus de rois. Les deux tendances, pacifisme et patriotisme révolutionnaire, se chevauchent de manière anarchique, pour faire du patriotisme à la fois un enjeu, un allié et un ennemi de l’idée révolutionnaire. Ambiguïté complète, donc. Ambiguïté qui finit par faire tomber l’esprit patriotique français dans une crise profonde.
C’est alors que le patriotisme, en France, va être revigoré par la concurrence. Certes, le nationalisme allemand, qui va jusqu'à séduire Renan et Taine, est admiré par certains Français, par opposition au patriotisme jugé réactionnaire de leur propre patrie. Mais il va, surtout, servir de point de cristallisation à une construction idéologique malmenée : on sera nationaliste français par opposition au nationalisme allemand. 1870 a, paradoxalement, sauvé le patriotisme français.
Certes, à cette époque, la fierté française tient surtout dans les entreprises pacifiques (ex.: Canal de Suez). Mais dans la paix comme dans la guerre, notre patriotisme tire sa vigueur d’une logique de concurrence avec le nationalisme rival, celui de l’Allemagne. Face à l'ennemi Allemand dont l'instruction est jugée supérieure, l'enseignement français entend dispenser désormais une instruction civique et morale mieux conçue. Après 1870, le patriotisme est devenu « une matière d'enseignement », contexte du Revanchisme aidant. La Ligue de l'enseignement a d'ailleurs pour devise celle de Jean Macé : « Pour la Patrie par le livre et par l'épée. »
Ce patriotisme nouveau est vaniteux, parfois carrément grotesque : la France est « la civilisation », l'Allemagne « la barbarie ». L'éducation est patriotique, sinon militariste, et des chants martiaux sont appris dès l'école maternelle.
Patriotisme exacerbé, donc, qui sert de lieu d’affrontement symbolique aux forces politiques réelles. L'Etat est franchement anticlérical, la Patrie remplace désormais Dieu et la Providence ? Les catholiques acceptent cette usurpation (d’un point de vue religieux), car comme l'expose Barrès, ils voient le patriotisme comme une continuation de la morale. L’Etat est bourgeois ?
Jaurès, pour sa part, constate que le socialisme ne peut pas se réaliser hors d’un cadre national, et admet donc que le patriotisme est central dans le combat idéologique : « La patrie est donc nécessaire au socialisme… Hors d'elle, il ne peut rien ». Peu à peu, un débat prend forme : et si, pour rendre les pauvres patriotes, il ne fallait pas, d’abord, que la patrie fût généreuse ? Constat très simple : si la bourgeoisie trouve le peuple trop peu patriote parce que trop revendicatif, elle n’a qu’à partager plus équitablement les richesses – le peuple sera patriote, si la patrie n’appartient pas qu’à la bourgeoisie…


C’est dans ce contexte que l'affaire Dreyfus coupe la France en deux. Force est de constater qu’elle va permettre, en fabriquant un clivage gauche/droite a priori artificiel (puisque les deux camps sont traversés par la lutte des classes), de parasiter le débat sur le patriotisme. Dans un article du 16 mai 1896, Zola écrit qu'il lutte « pour les Juifs ». Selon Barrès, « il s'agit de détruire l'armée », en la séparant de la patrie. Le véritable débat (définir le patriotisme) est dès lors masqué par un débat sur « le patriotisme pour ou contre ».
C’est l’époque où Ferdinand Brunetière dénonce les dangers que sont, à ses yeux, l'internationalisme et l'individualisme (c'est-à-dire tout ce qui nie la dimension organique du fait national). L'antipatriotisme prend de l'ampleur en 1905 avec l'affaire de Tanger, Gustave Hervé traitant même la patrie d' « ignoble mégère ». Le pacifisme officiel prend une place importante et certains parlent de remplacer « les vers belliqueux de La Marseillaise par des couplets célébrant l'union des peuples ». En face de cette gauche antipatriote (distincte donc de celle de Jaurès, pacifiste mais pas antipatriote), une partie du peuple se reconnaît dans Barrès, Maurras voire Péguy. A l'école, on glorifie les braves, morts pour la France éternelle. Dans la presse, les plus gros tirages sont des quotidiens cocardiers. Exit le débat sur le patriotisme : il a été entièrement phagocyté par la stérile querelle entre chauvins caricaturaux et pacifistes échevelés.
Dans un premier temps, le patriotisme ne s’en porte pas plus mal. Pendant la Grande Guerre, le nationalisme s'exacerbe (en particulier dans le milieu étudiant) en réaction aux revendications allemandes. La Grande Guerre – celle dite de la civilisation contre la barbarie – ouvre la porte à un « patriotisme intransigeant, fanatique à l'égard de l'Allemagne ». Ce patriotisme s’incarne en Pétain, en 1917, et en Clémenceau en 1918. En 1920-1924, l'opinion est majoritairement nationaliste.
Puis, le patriotisme français entre en crise, à nouveau. Mais cette fois, pour des raisons tout à fait différentes de celles qui avaient prévalu au XIX° siècle. Avec le confort matériel qui se développe après-guerre (le fameux ministère des Loisirs sous Blum notamment), le Français désormais dit « moyen » cherche avant tout le bien-être, et change donc de préoccupation. Les discours officiels vont même jusqu'à remplacer le mot de « Patrie » par celui de « pays », plus neutre. Après le traumatisme de la Grande Guerre, on ne pense plus qu'à la paix.
C’est une nouvelle guerre (39-45) qui réveille le patriotisme, et pendant un court moment, ce patriotisme acquière même une unité qu’il n’avait jamais eu historiquement (le CNR). Ce patriotisme connaît sa part sombre, avec nombre d'exactions et par la suite de jugements sommaires en négation du droit et de la justice, très souvent dans des buts politiques, mais il marque sans doute l’apogée du sentiment patriotique en France.
Cet esprit s’étiole ensuite progressivement, et le patriotisme, en France, entre, à partir de l’époque où écrit Lestocquoy, dans la continuation et l’accentuation de la crise entamée pendant l’entre deux guerres.
Lestoquoy s'interroge : « L'idée même de la France disparaît avec la langue. Faut-il être pessimiste pour dire que l'idée civilisatrice attachée à l'idée même de la France, n'est célébrée qu'en des discours académiques ? » Le diagnostic est sans illusions : les grandes idées (donc la nation, entre autres) sont absentes chez les peuples consuméristes (tiercé, football), « on a des sensibilités de rechange que la presse recherche avec avidité », la vie s'uniformise, « pour la première fois depuis que la civilisation existe, l'étranger n'est plus aussi étranger », l'idée du patriotisme est désormais confuse, « le devoir est devenu mouvant »… Lestocquoy ajoute que l'éducation n’enseigne plus ce qu'est la France : l'instituteur ne se charge plus que de l'instruction théorique et pratique du futur producteur/consommateur, et l'Église est devenue œcuménique. Il est remarquable qu’il ne mentionne pas, dans son analyse, ce qu’Hobsbawm a très bien vu : le patriotisme cesse d’être enseigné, parce qu’il est désormais, du point de vue du Capital, plus nuisible qu’utile.
Et Lestocquoy de conclure que seule une guerre, un affrontement, un danger, permettra de reconstruire le patriotisme. « Le péril développe infailliblement un sentiment d'appartenance à une forme de vie et de pensée », écrit-il. Un peu court, comme analyse.
Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre, crénom !

Etonnez-vous après ça que les soixante-huitards aient eu la partie facile…
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Les Turcs ottomans à l'assaut de l'Europe

Qui sont ces Turcs qui, à partir de la fin du XIe siècle, se sont attaqués d'abord aux provinces byzantines d'Asie Mineure puis, à la fin du XIIIe siècle, à la partie européenne de l'Empire byzantin avant d'entreprendre la conquête des Balkans, non sans avoir auparavant encerclé le réduit byzantin dont le point fort était la capitale de l'empire, Constantinople qui tomba finalement entre leurs mains en 1453 ? Constantinople n'était pour eux qu'une étape car, au lendemain de sa conquête, ces mêmes Turcs lancent attaques sur attaques en direction de l'Europe centro-danubienne, mettant par deux fois le siège devant Vienne, une première fois en 1529, une seconde – la dernière – en 1683. Qui sont donc vraiment ces Turcs ?   

Les Turcs ne sont pas des Européens
La langue qu'ils parlent n'est pas une langue indo-européenne ; c'est une langue agglutinante qui appartient à la famille des langues altaïques. Les Turcs sont originaires de Haute Asie tout comme leurs cousins Mongols. Lorsque les Turcs ont fait leur apparition en Europe, une Europe alors totalement chrétienne et imprégnée de culture gréco-romaine, ils l'ont fait en tant que conquérants. D'autres peuples, quantitativement moins nombreux il est vrai, plus ou moins apparentés aux Turcs comme les Bulgares, ou cousins lointains comme les Magyars avaient, les premiers au VIIIe siècle, les seconds à l'extrême fin du IXe siècle, été tentés par l'aventure européenne, mais bien vite, ces Bulgares et ces Magyars (Hongrois) se sont intégrés à l'Europe, ont adopté les structures politiques et sociales de l'Europe d'alors et se sont convertis au christianisme. Les Turcs en revanche, eux, n'ont nullement cherché à s'intégrer à l'Europe ; ils ont cherché avant tout à étendre leur domination sur l'Europe et à s'emparer de ses richesses. Musulmans, ils ont cherché non pas à “islamiser” les peuples qu'ils ont soumis – certains d'entre eux se sont ralliés à un islam de surface comme les Albanais et une partie des Bosniaques, davantage par intérêt que par conviction – mais à transformer ces peuples en sujets, plus ou moins durement traités selon les lieux ou selon les époques. 
  De la conquête des Balkans…
La conquête de l'Europe par les Turcs a réellement commencé à la fin du XIV siècle, même si, depuis la fin du XIIIe siècle, il y avait eu des actions ponctuelles le long des côtes grecques. Profitant de l'affaiblissement de l'Empire byzantin qui constituait en Europe orientale la seule force capable de leur résister, les Turcs ottomans, à partir de l'empire que leur chef Othoman (1288-1366) avait constitué en Asie Mineure, ont entrepris dans un premier temps le “grignotage” de l'Empire byzantin. L'état de faiblesse de Byzance était tel que l'un des empereurs, l'usurpateur Jean VI Cantacuzène, n'hésita pas en 1346 à donner sa fille en mariage au sultan turc, à lui céder la base de Gallipoli rien que pour obtenir son aide contre son rival Jean V. Avec Gallipoli, les Turcs s'installaient pour la première fois sur le sol européen. À partir de ce point d'appui, ils vont rapidement s'attaquer aux provinces européennes de l'Empire byzantin et aux États balkaniques récemment constitués, la Serbie qui avait connu un essor rapide sous Étienne IX Douchan (1333-1355) – le Charlemagne serbe – et la Bulgarie qui, après des heures glorieuses à l'époque du “Second Empire bulgare” se trouvait en pleine décadence. Au nord-est de la Bulgarie, les provinces danubiennes, la Valachie fondée en 1247 et la Moldavie fondée en 1352, étaient encore fragiles et insuffisamment organisées pour faire barrage à des conquérants tels que les Turcs.
Les premières victimes de l'expansionnisme turc furent les Serbes et les Bulgares. Le sultan Murad I (1359-1389) enleva d'abord aux Bulgares une partie de la Thrace et de la Macédoine et établit en 1365 sa capitale à Andrinople. Puis en 1371, il conquiert sans coup férir la Serbie du Sud. De là, poussant plus au nord, il occupe Nich et enlève Sofia aux Bulgares. La Bulgarie se trouva pratiquement aux mains des Turcs. Seules résistaient encore les principautés rivales du nord de la Serbie. Leur destin pour plusieurs siècles allait se jouer le 15 juin 1389 – selon le calendrier orthodoxe, c'est-à-dire le 28 juin d'après le calendrier latin –, lors de la bataille des Champs des merles – Kosovo Polje – à mi-distance entre Pristina et Mitrovica. La bataille longtemps indécise se termine par la victoire des Turcs conduits par le fils de Murad, Bayazid (Bajazet). Des milliers de soldats serbes y laissèrent leur vie ; quant aux prisonniers, ils allèrent en grande partie alimenter les marchés d'esclaves. Le roi serbe Lazare et les nobles de son entourage furent conduits devant Bayazid qui les fit décapiter. Après sa victoire, Bayazid dirigea ses armées vers le nord à travers la Bulgarie déjà soumise, en direction du bas Danube. Le prince de Valachie, Mircea, malgré l'aide de l'empereur Sigismond, roi de Hongrie, ne put les arrêter ; il dut accepter de payer tribut aux Turcs, ce qui lui permit de conserver l'autonomie politique et religieuse de sa principauté.

Un peu plus tard, en 1396, inquiet de la menace ottomane, l'empereur Sigismond prit la tête d'une véritable “croisade” avec des contingents allemands, hongrois et valaques auxquels s'ajoutaient les 10.000 hommes de Jean sans Peur, le fils du duc de Bourgogne. L'objectif était de libérer les Balkans. La croisade s'acheva le 28 septembre 1396 par un échec cuisant à Nicopolis (Nikopol). L'espoir de libérer les Balkans avait vécu.
… à celle de la Grèce
Maître incontesté des Balkans, Bayazid s'attaque dès lors à la Grèce et aux établissements vénitiens de Méditerranée orientale. En 1395 déjà, il avait fait une rapide incursion dans le Péloponnèse où il s'empara de plusieurs forteresses. Deux ans plus tard, les Turcs reparaissaient en Grèce et occupaient même Athènes pendant quelques mois, tandis que Bayazid avec le gros de ses troupes tentait en vain de s'emparer de Constantinople, puis en 1446 se répandirent en Morée. En se retirant, ils emmenèrent soixante mille captifs qui furent vendus comme esclaves et obligèrent le despote – le gouverneur byzantin – de cette province à payer un tribut annuel. L'Empire byzantin dont le territoire se réduisait comme une peau de chagrin vivait ses dernières heures et se trouvait bien seul pour résister.
Le 29 mai 1453, le fils de Murad II, Mohamet II, s'empara après un long siège de Constantinople. Le dernier empereur était mort au milieu de ses soldats en défendant sa capitale. Pendant trois jours, la ville fut livrée aux soldats turcs qui pillèrent, violèrent, incendièrent et massacrèrent impunément. Les églises et les couvents furent profanés et la basilique Sainte-Sophie, après avoir été dépouillée de ses trésors, fut transformée en mosquée. Quant aux habitants grecs de la ville, ceux qui avaient échappé à la mort furent ou bien vendus comme esclaves, ou bien déportés en Asie Mineure. En quelques semaines, la ville chrétienne et grecque qu'avait été depuis plus de dix siècles Constantinople fut transformée en une ville musulmane et turque.
L'Empire romain d'Orient avait cessé d'exister ; les Turcs étaient maîtres des Balkans et contrôlaient l'Asie Mineure ainsi que les Détroits, tout comme ils étaient en train de se rendre maître de la péninsule grecque : Athènes fut occupée en 1458, Mistra en 1460 et la Morée l'année suivante. Seules quelques îles de la Méditerranée orientale restèrent aux mains des princes chrétiens, Rhodes jusqu'en 1522, Chypre jusqu'en 1571 et la Crète tenue par les Vénitiens jusqu'en 1669.

Vers la Bulgarie, la Hongrie, la Bohême et la Pologne
Non contents d'avoir soumis l'Europe balkanique et la Grèce, et de s'être assurés le contrôle de la Méditerranée orientale, les Turcs se sont lancés à partir du milieu du XVe siècle à l'assaut des pays du Moyen Danube. Face à la menace ottomane, l'Europe chrétienne a réagi modestement et tardivement. Outre la croisade malheureuse de l'empereur Sigismond et de Jean sans Peur en 1396, rares furent les autres tentatives pour contrer les Ottomans malgré les appels incessants de la Papauté. Certes en 1444, le Hongrois Janos (Jean) Hunyadi, gouverneur de Transylvanie, tenta de libérer la Bulgarie : son intervention se solda par un échec devant Varna ; le roi de Hongrie Vladislas qui avait participé à l'entreprise y trouva la mort ainsi que le légat de pape, Césarini. Hunyadi, devenu régent de Hongrie en 1446, ne renonça pas ; après avoir subi un nouvel échec en Serbie cette fois, il s'efforça de renforcer le système de défense au sud et à l'est de la Hongrie désormais directement menacée. À la demande du pape Calixte III représenté sur place par son légat Jean de Capistran, Jean Hunyade mit sur pied une nouvelle croisade mais, avant même que son armée fût prête, les Turcs qui avaient maintenant le champ libre depuis la prise de Constantinople, vinrent mettre le siège devant Belgrade en juillet 1456. Belgrade était l'une des pièces maîtresses de la défense de la Hongrie. Malgré des assauts répétés, les Turcs échouèrent. Leur dernier assaut le 6 août fut un échec total. Les Hongrois contre-attaquèrent et repoussèrent les Turcs jusqu'aux portes de la Bulgarie. Le danger ottoman était ainsi écarté mais dans les jours qui suivirent la bataille de Belgrade, Jean Hunyade et le légat Jean de Capistran succombèrent à leurs blessures. La victoire de Belgrade, le premier succès chrétien face aux Turcs depuis bien longtemps, eut un grand retentissement en Occident. Le pape décida que dorénavant, en souvenir de ce glorieux événement, on sonnerait chaque jour l'angélus à midi dans toutes les églises du monde chrétien. Le fils de Janos Hunyadi, Mathias Corvin, devenu roi de Hongrie en 1458, mena la vie dure aux Turcs. Il leur reprit la Bosnie en 1463, la Moldavie et la Valachie en 1467, la Serbie en 1482. Ces succès, hélas, furent sans lendemain. Après la mort de Mathias en 1490, la menace ottomane reparut et les territoires libérés par le roi de Hongrie furent réintégrés les uns après les autres dans l'Empire ottoman. Au début du XVIe siècle, l'avènement de Soliman le Magnifique (1520-1566) marqua la reprise des offensives turques, à la fois en Europe centrale et dans tout le Bassin méditerranéen. Les États directement menacés, la Pologne, la Hongrie et la Bohême, étaient des puissances secondaires. Les rois Jagellon de Pologne n'osaient rien faire qui puisse indisposer les Turcs ; leurs cousins Jagellon qui régnaient en Bohême et en Hongrie, Vladislas II (1490-1516) et Louis II (1516-1526), malgré leur bonne volonté, n'étaient pas de taille à lutter efficacement contre les Turcs. Deux grandes puissances en avaient les moyens, la France et la monarchie des Habsbourg sur laquelle régnait Charles Quint, sur les “Espagnes” depuis 1516 et sur le Saint Empire depuis 1519. La France en guerre contre les Habsbourg joua la carte ottomane sous François Ier et, en 1535, une alliance officielle fut même conclue avec Soliman le Magnifique. Désormais, les Habsbourg, seuls ou presque, vont se trouver à l'avant-garde de la défense de la chrétienté occidentale face aux Ottomans.
Face aux Ottomans : Charles Quint et les Habsbourg
Les choses ont commencé plutôt mal. Au début de 1526, Soliman le Magnifique lança ses armées à l'assaut de la Hongrie. Le roi Louis II, malgré les appels à l'aide, se trouve seul. La victoire des Turcs à Mohacs le 29 août 1526 au cours de laquelle le roi Louis II mourut à la tête de ses troupes, eut un retentissement considérable. D'autant plus que Soliman le Magnifique n'en resta pas là ; il se lança dans une expédition dévastatrice à travers la Hongrie, et occupa pour un temps Buda.
Non sans réticences, les Diètes de Bohême, de Croatie et de Hongrie désignèrent, pour succéder à Louis II, son beau-frère Ferdinand de Habsbourg, le frère de Charles Quint, estimant que celui-ci, grâce au potentiel de forces que représentait le Saint Empire, était le seul à pouvoir arrêter les Turcs dans l'immédiat, à les refouler par la suite. Les Turcs se montrèrent également très menaçants en Méditerranée occidentale grâce à leurs alliés barbaresques qui, depuis l'Afrique du Nord, menaçaient les côtes d'Espagne et d'Italie. Charles Quint s'efforça de les contenir et son fils Philippe II utilisa les talents de Don Juan d'Autriche pour les refouler. La victoire de Don Juan à Lépante le 7 octobre 1571 affaiblit pour un temps la puissance navale ottomane mais cette “victoire de la croix sur le croissant” n'empêcha pas les Turcs de conserver une position dominante en Méditerranée orientale jusqu'au XIXe siècle.

Depuis la plaine hongroise qui fut jusqu'en 1686 leur base avancée en Europe, les Turcs lancèrent à plusieurs reprises des attaques en direction de l'Autriche. En 1529, après avoir repris Buda que Ferdinand de Habsbourg avait libéré deux ans auparavant, ils parurent devant Vienne le 22 septembre. Les assiégés résistèrent et parvinrent le 14 octobre à repousser l'assaut donné par les Turcs à travers une brèche dans le Kärntner Tor. Le lendemain, le siège était levé. Par la suite, Ferdinand conclut une trêve avec le sultan dont il se reconnaissait vassal pour la “Hongrie royale”, c'est-à-dire les régions occidentales et septentrionales du royaume, le centre du pays restant aux mains des Turcs. Quant à la Transylvanie, elle devenait une principauté indépendante de fait, dont les princes, théoriquement vassaux des Habsbourg, pratiquèrent à l'égard des Turcs une politique faite d'un savant dosage d'alliance, de neutralité et de soumission, avec le double objectif d'échapper à l'occupation ottomane et de conserver leur indépendance par rapport aux Habsbourg. La trêve fut confirmée en 1547 ; elle assura un demi-siècle de paix précaire en Hongrie. La guerre reprit en 1591 sans résultat décisif ; le traité de Zsitvatorik qui y mit fin en 1616 maintint le statu quo territorial mais libéra la “Hongrie royale” de ses liens de vassalité à l'égard du sultan.
Les relations entre les Turcs et les populations soumises
En cette fin du XVIe siècle, la puissance ottomane était à son apogée. Les Turcs, minoritaires dans la population, exerçaient leur domination sur des millions de chrétiens, orthodoxes pour la plupart, protestants et catholiques en Hongrie. Pour tenir ces populations considérées a priori comme hostiles, les autorités ottomanes ont installé dans les villes et dans les principaux points stratégiques des garnisons turques et parfois même des colons comme en Bulgarie, afin de mieux surveiller les populations soumises. La ville chrétienne occupée, ce sont d'abord une garnison, une administration et également des signes extérieurs indiquant la présence turque, la ou les mosquées avec le minaret, symbole de l'islam victorieux, les établissements de bains, les souks, notamment dans les Balkans.
Comment sont traitées les populations chrétiennes soumises et qui sont majoritaires en nombre ? En fait, la situation varie d'un pays à l'autre, d'une époque à l'autre. Tout dépend du bon vouloir du gouverneur local, le pacha, tout dépend de la docilité ou de l'esprit de résistance des populations. Il est évident qu'une première image vient à l'esprit, celle du sac de Constantinople et du massacre d'une partie de ses habitants dans les jours qui ont suivi la prise de la ville. Il s'agit ici bien sûr d'un cas extrême, destiné à frapper les esprits et à servir d'exemple. La réalité quotidienne est plus nuancée, heureusement ! Il y a d'abord le cas particulier des Albanais qui, malgré un sursaut de résistance au milieu du XVe siècle à l'initiative de Skanderbeg, se soumirent assez facilement : une majorité d'entre eux se convertit à l'islam, d'autres se réfugièrent en Calabre et en Sicile. Dès lors, l'Albanie fournit au sultan des fonctionnaires, des officiers et de nombreux soldats. Une partie des Bosniaques a choisi aussi de se convertir à l'islam en raison parfois des abus de l'Église orthodoxe à leur égard. Autres peuples relativement privilégiés, les Roumains des principautés danubiennes, vassaux certes du sultan mais qui conservèrent leurs princes, et qui purent pratiquer en toute liberté leur religion orthodoxe. Cette situation relativement favorable a perduré jusqu'à la fin du XVIIe siècle et a favorisé un essor artistique et culturel notable avec la construction de nombreuses églises et monastères et la création d'écoles et d'académies. La situation se détériora à partir de la fin du XVIIe siècle car l'Empire ottoman était alors sur la défensive face aux Habsbourg et aux ambitions de la Russie.
Très différente fut la situation des Bulgares, des Serbes, des Grecs et des Macédoniens, durement traités et étroitement surveillés par les colons turcs implantés sur leur territoire. La terre devint la propriété exclusive du sultan qui en laissait une jouissance toujours révocable aux paysans indigènes moyennant de lourdes redevances. À ces redevances en argent ou en valeur s'ajoutait la devchurmé, à laquelle on procédait en principe chaque année, en réalité plus rarement et en fonction des besoins ; c'était la “cueillette” des jeunes garçons destinés à entrer dans le corps des janissaires après avoir été arrachés à leur famille. Ils formèrent ainsi une troupe d'élite, la garde prétorienne du sultan, le fer de lance des nouvelles conquêtes mais aussi l'instrument de nombreux complots. La Hongrie ottomane, celle des plaines centrales, fut traitée selon ce modèle. Quant à la question religieuse, elle varie d'un pays à l'autre. Les églises orthodoxes furent souvent le bastion de la résistance notamment en Serbie et en Bulgarie.

L'État y contrôlait très sévèrement les évêques et souvent envoyait en Serbie des évêques grecs jugés plus souples. Mais c'est à l'échelon des villages que le clergé orthodoxe joua son rôle de gardien des traditions nationales, ce qui valut souvent aux popes d'être les premiers visés par les autorités au moindre signe d'agitation. Les élites grecques, parfois, n'hésitèrent pas à se mettre au service des Turcs.
Le déclin ottoman

Les premiers signes du déclin de l'Empire ottoman apparaissent en 1664 lorsque les armées de l'empereur Léopold I (1658-1705) triomphent des Turcs à la bataille de Szent-Gottard. Faute d'argent et à cause des guerres en cours contre Louis XIV, l'empereur ne put exploiter cette victoire et dut signer avec le sultan la “paix ignominieuse” de Vasvar, provoquant ainsi la protestation d'une partie de l'aristocratie hongroise et des troubles en Hongrie royale qui furent largement exploités par les agents de Louis XIV. Pour conserver leur position en Hongrie, les Turcs s'allièrent au chef des insurgés hongrois Imre (Emeric) Thököly et pour le soutenir, en mars 1683, ils lancèrent une offensive en direction de Vienne. Une nouvelle fois, Vienne, la “pomme d'or” dont les Turcs convoitaient les richesses, fut assiégée. À l'appel du pape Innocent XI, tous les princes du Saint Empire, catholiques et protestants confondus, le roi de Pologne Jean Sobieski, mirent sur pied une véritable “armée européenne” que le duc de Lorraine Charles V conduisit à la victoire, le 12 septembre 1683, sur les pentes du Kahlenberg devant Vienne. Seul, Louis XIV avait refusé de participer à cette “croisade”, interdisant même aux volontaires français de s'y joindre. La victoire du Kahlenberg marque le début du reflux ottoman. Léopold I confia au duc de Lorraine et au prince Eugène de Savoie le soin de poursuivre les Turcs et de les chasser de Hongrie. Successivement, Eztergom, Vac, Visegrad furent libérées. Puis le 2 septembre 1686 ce fut au tour de Buda, le “bouclier de l'islam”, après 119 ans d'occupation turque. Au cours des années suivantes les victoires du prince Eugène, notamment celle de Zenta en 1697, permirent l'expulsion définitive des Turcs du territoire hongrois, ce qui fut officialisé par les traités de Karlovitz (Karlovici) en 1699 et de Passarovitz en 1718.
Le réveil agité des Balkans

L'Empire ottoman était maintenant sur la défensive. À la fin du XVIIIe siècle et surtout au cours du XIXe siècle, on assiste à un réveil des peuples balkaniques. Les Grecs, les Serbes, les Roumains, les Bulgares et enfin les Albanais se constituent en États indépendants face à un Empire ottoman en pleine décadence. Mais le tracé des frontières entre les nouveaux États, rendu compliqué par l'enchevêtrement des populations, a suscité des tensions, des rivalités, voire des guerres souvent encouragées de l'extérieur par les grandes puissances. On parle désormais de “poudrière des Balkans”. Les Balkans en effet deviennent un enjeu majeur dans la lutte d'influence à laquelle se livrent les deux grandes puissances voisines et rivales, la Russie et l'Autriche-Hongrie, mais aussi l'Allemagne et le Royaume-Uni. Et ce n'est pas tout à fait le fruit du hasard si c'est à Sarajevo, au carrefour du monde chrétien et de l'islam, que va débuter en 1914 la “guerre civile européenne” le dernier cadeau empoisonné offert par les Turcs à l'Europe.
Henri BOGDAN
Professeur émérite d'histoire à l'Université de Marne la Vallée

Source du texte : CLIO.FR

jeudi 29 septembre 2011

Mythe et réalités des lettres de cachet

Le Figaro Magazine - 21/05/2011
Abolies par la Révolution, les lettres de cachet délivrées au nom du roi permettaient aux Français de régler directement des litiges privés. Au prix de certains abus.
En 1717, Voltaire passe onze mois à la Bastille pour avoir composé une satire insultant le Régent et, en 1726, il y est emprisonné sept jours à la suite d'une altercation avec le chevalier de Rohan. En 1730, l'écrivain s'associe cependant à une démarche demandant au lieutenant général de la police d'intervenir contre une voisine, tripière de son état, dont la conduite fait scandale (ivresse, tapage, injures à l'égard des passants). Le commissaire du quartier ayant confirmé les faits, mais souligné que la commerçante se plaint de son côté d'être maltraitée par les domestiques de Voltaire, ce dernier revient à la charge et obtient l'enfermement de la malheureuse. « Même Voltaire, le grand Voltaire, commente l'historien Claude Quétel, deux fois victime d'une lettre de cachet, n'a pas hésité à utiliser cet instrument pour ses propres intérêts, fort mesquins en l'occurrence. »
La lettre de cachet, stigmatisée comme un symbole de l'arbitraire royal, fait partie de la légende noire de l'Ancien Régime. Michelet y voyait « l'essence et la vie même de ce gouvernement ». L'opprobre est resté depuis sur un outil judiciaire qu'il est impossible de comprendre si on ne fait pas l'effort de se replacer dans les mentalités et la société qui l'a vu naître. Depuis l'étude menée par Frantz Funck-Brentano, historien qui eut son heure de gloire avant et après la Grande Guerre et qui avait travaillé dans les archives de la Bastille, peu de chercheurs se sont penchés sur le sujet. C'est pourquoi le livre plein d'anecdotes que lui consacre Claude Quétel, directeur de recherche honoraire au CNRS et auteur d'une Histoire véritable de la Bastille (rééd. Larousse 2006) et d'une Histoire de la folie (Tallandier, 2009), est le bienvenu *.
L'expression « lettre de cachet » apparaît au XVIe siècle. Mais son origine remonte plus loin. Dans la monarchie française, le roi est la source de la justice. En pratique, cette justice est rendue en son nom par des officiers - c'est « la justice déléguée » -, mais le monarque conserve une partie de l'activité judiciaire (« la justice retenue »), qu'il exerce soit en son conseil, soit à travers des commissaires spéciaux constitués en chambres de justice, soit enfin par des décisions purement personnelles. Les lettres de cachet relèvent de cette dernière catégorie. Au Grand Siècle, elles sont un reliquat du lien direct qui existait entre le roi et le peuple, au Moyen-Âge, quand Saint Louis rendait la justice sous son chêne. Dans ses Mémoires, Louis XIV s'en vante encore : « Je donnai à tous mes sujets sans distinction la liberté de s'adresser à moi, à toute heure, de vive voix et par placets (afin) de rendre la justice à ceux qui me la demandaient immédiatement
Les lettres de cachet sont des ordres particuliers que le roi expédie par lettre close (par un cachet) et qui portent sa signature, même si elle n'est pas de sa main, et celle d'un secrétaire d'Etat. Il s'agit d'abord d'ordres d'emprisonnement concernant des accusations d'atteinte à la sécurité du royaume : le Grand Condé ou Fouquet sont arrêtés ainsi. Mais à partir de Louis XIV s'y ajoutent les affaires touchant l'ordre public au sens large. Sous Louis XV, signe de leur banalisation, les lettres sont des imprimés qui ont été remplis et qui ne portent pas nécessairement la signature royale.
L'immense majorité des requêtes sont présentées par des particuliers qui aspirent à faire interner, pour un temps bref, des personnes avec qui ils ont un litige, le temps que les coupables se repentent ou réparent leur faute. Le lieutenant de police reçoit ainsi des plaintes concernant toutes sortes d'affaires privées : prêts non remboursés, enfants dépensiers, liaisons adultères, dérangement mental. Pour les familles qui souhaitent agir vite et discrètement, la lettre de cachet évite les lenteurs du circuit judiciaire et, en un temps où l'honneur du nom a du sens, épargne le parfum de scandale laissé par une condamnation régulière.
Les internés sont en général à la charge de leur famille, et ne sont pas mélangés avec des prisonniers classiques. « Dès le début du XVIIIe siècle, observe Claude Quétel, le succès des lettres de cachet est devenu tel, à Paris aussi bien qu'en province, que le pouvoir royal se trouve dans l'impossibilité de fournir lui-même les maisons susceptibles d'enfermer tous les correctionnaires et tous les insensés. » La Bastille, le château de Vincennes ou le Mont-Saint-Michel sont donc loin d'être les seuls établissements où peuvent conduire les lettres de cachet : de Bicêtre à la Salpêtrière, les hôpitaux sont sollicités, de même que des dizaines de couvents et de dépôts de mendicité.
Normalement, l'autorité administrative enquête afin de vérifier les accusations portées, afin de se garantir contre la partialité des proches. Un grand nombre de requêtes, insuffisamment fondées, sont d'ailleurs rejetées. Cependant, la place prépondérante laissée à l'opinion personnelle des hommes chargés de délivrer des lettres de cachet et les procédures entièrement secrètes dont le système s'entoure laisse également la place à de grands abus. Sous Louis XVI, les lettres de cachet sont critiquées avec intelligence par Malesherbes et avec virulence par Mirabeau - qui oublie qu'elles lui ont sauvé la vie, lui qui avait été enfermé comme fils indigne, échappant à une condamnation à mort par contumace pour rapt d'une femme mariée. Les récits de Latude, l'évadé de la Bastille, nourrissent la légende noire d'une institution désormais obsolète, dont les cahiers de doléances demandent la suppression. En 1790, sur proposition du roi, les lettres de cachet sont abolies par l'Assemblée constituante. Cela n'empêchera pas la Révolution, quelques mois plus tard, d'inaugurer d'autres formes d'arbitraire judiciaire, celles-là redoutablement sanglantes.
*Les Lettres de cachet. Une légende noire, de Claude Quétel, Perrin.

mercredi 28 septembre 2011

1564 : Le tour de France de Charles IX

Catherine de Médicis entraîne le jeune monarque dans un vaste périple. Entreprise téméraire par les temps qui couraient, mais ô combien appréciée par le peuple des régions traversées !
Cette année-là, la quatrième de son règne, Charles IX, quatorze ans, mais déjà majeur, apprenait encore son métier de roi sous la direction de sa mère, Catherine de Médicis, veuve d'Henri II (1519-1559), femme courageuse, parfois trop sûre d'elle mais dont la tâche était effroyable puisqu'il fallait garder dans l'unité un royaume déchiré entre catholiques et protestants, ou plutôt entre le farouche parti des Guise et celui, non moins farouche, des Bourbons. Le jeune Charles ne devait de régner qu'à la mort à seize ans, après dix-sept mois de règne, de son aîné François II (1560-1561), le pâle mari de la tragique Marie Stuart.
Cette année 1564, donc, alors que depuis un an le fragile traité d'Amboise assurait dans le pays une relative accalmie, Catherine décida de faire voyager le jeune roi et son petit frère AlexandreÉdouard, duc d'Orléans (futur Henri III), treize ans. Entreprise téméraire par les temps qui couraient, épuisante pour les voyageurs (mais Catherine était infatigable !), éprouvante pour les finances, mais ô combien appréciée par le peuple des régions traversées ! On partit de Fontainebleau le 13 mars. Le chatoyant cortège de plus de 2 000 personnes, dont la garde royale et les cavaliers, et de plus de 10 000 chevaux, tirant carrosses, litières, coches et chariots portant meubles et malles, regroupait les princes, les dignitaires, les panetiers, les échansons, les écuyers, etc. et des nuées de laquais. Des cardinaux faisaient route avec toute leur cour de clercs . Le chancelier Michel de L'Hospital, partisan de la tolérance à tout prix, était aussi du voyage.
Le Jour de l'An
On ne s'attarda pas à Sens, où avaient été exterminés trop de huguenots. À Troyes, le jeune roi édifia les bourgeois par sa piété en lavant le Jeudi saint les pieds de treize petits pauvres. De Châlons, on partit pour Bar-le-Duc saluer Claude, duchesse de Lorraine, fille de Catherine, et son fils premier né dont Charles fut le parrain. Ensuite, par Chaumont et Langres, on entra dans Dijon, tout acquise aux Guise. À Mâcon, vint se joindre au voyage Jeanne d'Albret, reine de Navarre, protestante enragée, avec son fils Henri de Bourbon (futur Henri IV), onze ans. Le 13 juin, à Lyon, l'accueil fut digne mais Catherine et le chancelier de L'Hospital s'évertuèrent à éviter les incidents.
En juillet, on aborda le Dauphiné et toute la Cour s'installa à Roussillon, aux confins du Vivarais dans un des châteaux du cardinal de Tournon, où le roi signa le 16 juillet l'édit royal fixant le commencement de l'année au 1er janvier, au lieu du 25 mars ou de Pâques auparavant selon les lieux.
Et ce fut Romans puis Valence. Or, le roi tomba malade : indigestion de cavalcades, d'entrées solennelles, de discours, de bals et de repas… L'on arriva quand même à Montélimar le 15 septembre avant d'entrer le 21 en terre provençale par Suze-la-Rousse, puis Avignon, où Charles, complimenté par le vice-légat du pape. aurait bien aimé séjourner. Mais Catherine, très superstitieuse, voulut rencontrer à Salon le mage Nostradamus… Ce que femme veut…
Vers le sud
L'on fut le 20 octobre à Aix très catholique, où le chancelier eut du mal à calmer la fièvre des parlementaires. À la Sainte-Baume on pria sainte Madeleine. Brignoles avait appelé les filles du pays à venir danser en tenue provençale ; le roi tout émoustillé déjeuna avec elles… La Toussaint se passa à Hyères où Charles vit pour la première fois la Méditerranée. Du fort de Brégançon à Toulon, il s'initia avec passion aux détails de la navigation, avant la plus radieuse des entrées dans Marseille le 6 novembre : toute la ville portait des banderoles avec des croix… On ne put accoster au château d'If mais on dîna dans une galère sur une mer démontée… Juste après, l'on resta prisonnier d'Arles par une crue du Rhône : Charles put contempler à loisir les Aliscamps jusqu'au 7 décembre où l'on ne fit que passer à Beaucaire, trop protestante, avant d'entrer dans Nîmes où l'accueil fut assez froid mais où le jeune roi impressionna tout le monde par sa fermeté face aux récriminations. Noël fut célébré à Montpellier, où catholiques et protestants ne se parlaient plus…
Laissons pour aujourd'hui cet extraordinaire cortège surmonter tant bien que mal entre Agde et Narbonne les rigueurs d'un hiver terrible ; nous le retrouverons l'année suivante sur le chemin du retour. À noter d'ores et déjà qu'au fur et à mesure que le cortège passait, les plus grands seigneurs venaient escorter leur jeune roi, tandis que dans les villes, si les autorités partisanes cachaient mal leur mauvaise humeur, le petit peuple, lui, se portait au devant de Charles, beau garçon élégant et aimable, toujours porté à se pencher vers les plus humbles et les plus petits. Comme l'écrit le duc de Levis-Mirepoix, « la monarchie et le pays ont pris une fois de plus conscience de l'entraide profonde qu'ils pouvaient s'accorder. Et quand vont refluer sur eux les épreuves il en restera comme une lueur d'espoir vacillante mais jamais éteinte. »
MICHEL FROMENTOUX L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 1er au 14 janvier 2009

mardi 27 septembre 2011

Non, l’Amérique n’a pas sauvé l’Europe !

Il est temps d’en finir avec la vieille scie d’une Amérique héroïque et désintéressée volant chaque fois au secours d’un continent ensanglanté par l’impérialisme prussien, accablé par l’horreur nazie ou menacé par l’abomination stalinienne.
L’Amérique n’a jamais eu le souci de l’Europe, et même la doctrine hégémonique américaine s’est construite sur l’affaiblissement du “vieux continent”.
Dès 1845, dans “Our Manifest Destiny“, John O’Sullivan écrivait : « … avec l’anéantissement de l’Europe, l’Amérique deviendra la maîtresse du monde. »
En 1890, “Our Country” précise que l’Europe vieillissante n’a plus les moyens de sauvegarder les valeurs civilisatrices de l’Occident, reprises par une Amérique dynamique émergente, et conclut par la fameuse formule « Europe must perish ! » (L’Europe doit périr).
Après la guerre de 14, où les Etats-Unis voyaient l’occasion de liquider les empires européens de l’Axe (allemand, autrichien, ottoman), d’imposer le règne du dollar contre celui de la livre sterling, et de confisquer la suprématie sur les mers à l’Angleterre, Theodore Roosevelt déclarera : « Nous avons échoué à profiter de la guerre ! »
Son cousin Franklin Roosevelt, retenant la leçon, monnaiera son entrée en guerre en 43, à la conférence d’Anfa, en posant ses conditions à De Gaulle et Giraud : ils doivent s’engager à démanteler l’Empire colonial français dans les trente ans !
Dès 1942, la doctrine développée par Frederick W. Marks III dans “Wind and Sand” met en place l’Amgot (Allied Military Government in Occupied Territories), véritable administration militaire visant à placer sous tutelle coloniale américaine l’Europe “libérée”. Une école d’administration coloniale est constituée dès 1942 à Charlotteville, bien avant l’entrée en guerre officielle américaine en Occident. Quarante milliards de “francs américains d’occupation” - qui font aujourd’hui la joie des collectionneurs - sont imprimés !
Les premiers éléments de l’Amgot débarquent vers Bayeux le 14 juin 1944, six jours après le début du débarquement, et, fait historique trop peu connu, l’on doit l’arrêt du processus colonial américain à la manifestation massive des Cherbourgeois, le 28 juin, les Américains ne voulant pas courir le risque se mettre la population à dos alors que la tête de pont cotentine n’était pas consolidée !
À Yalta, Roosevelt a sciemment et cyniquement livré la moitié de l’Europe à Staline, et, de ce fait, assura le succès du communisme et son extension pour encore 50 ans !
Si aujourd’hui certains pays comme la Pologne soutiennent les Etats-Unis en Irak, c’est contraints par chantage financier américain, étant donné leurs besoins de développement, après 50 ans de communisme.
Pendant toute la guerre l’action militaire américaine consista, sous couvert de “libération”, à détruire massivement le tissu industriel afin d’assujettir l’Europe à une tutelle financière de fer lors de la reconstruction, faite à l’unique profit des Etats-Unis sous l’appellation de plan Marshall…
Et personne ne parlera du sinistre plan Morgenthau de démantèlement de l’Allemagne, accompagné de la perspective planifiée de faire disparaître 20 millions d’Allemands par la famine(1).
La même technique est appliquée en Irak. Embargo, bombardement, “libération” et reconstruction !
Le monde est en somme en état de “guerre économique” permanente. Cette situation, par le jeu des instances mondialistes que les USA ont érigées, et dirigent à leur convenance pour leur unique profit (F.M.I., Banque Mondiale, O.M.C., etc.) affaiblit tous les jours un peu plus l’économie européenne en ruinant le Tiers Monde au seul profit américain.
Telle est la réalité du rôle “protecteur” des Etats-Unis sur l’Europe et dans le monde ! La “protection” américaine, aujourd’hui, ressemble fort à celle offerte par un gangster aux petits commerces qu’il rackette.
Bientôt, après le chantage économique, nous assisterons à la mise en place d’un chantage énergétique, en attendant le chantage à la famine organisé autour des OGM, domaine où les recherches les plus importantes ont porté sur la création de semences autostériles dont les brevets appartiennent à des multinationales américaines.
En dehors de ces chantages, la vérité est qu’il n’existe aucune menace sur l’Europe. Les seules qui ont jamais existé sont celles qui ont été mises en place sciemment par les Américains :
- La menace soviétique, due à un régime que les USA ont contribué à installer avec le financement de la révolution bolchévique, et à consolider à partir de Yalta.
- La menace terroriste incarnée par un Ben Laden, créature de la C.I.A. que l’on a manipulé opportunément, comme on a politiquement utilisé la bande à Baader voici 30 ans.
- La menace économique, résultat de la “guerre économique” américaine mise en place et poursuivie depuis 60 ans grâce à leur utilisation de la guerre. Comme en Irak aujourd’hui…
Si une menace existe pour l’Europe, elle ne vient que de ceux qui, pour des raisons confessionnelles ou économiques, cherchent à déstabiliser le monde à leur profit !

Ceux-là sont aujourd’hui toujours proches ou alliés des Etats-Unis, à moins… que cela ne soit l’inverse !
(1) Sur le plan Morgenthau et la politique américaine de démantèlement et de destruction de l’Allemagne, lire “Cruelles moissons” de Ralf Franklin Keeling, Ed. Akribeia.

lundi 26 septembre 2011

Chateaubriand, l’Europe et la menace islamique


Chateaubriand a été un des plus grands esprits de l’histoire française et donc de l’histoire moderne. La conclusion des "Mémoires d’outre-tombe" est tout bonnement prodigieuse d’intuitions, de constatations, de prévisions justes : il a vu le monde dans lequel nous allions tomber.
Le grand homme aura aussi été un très grand diplomate, ambassadeur d’ailleurs en Prusse, en Angleterre, à Rome ; sa carrière aura été tronquée par les jalousies et par la satanée monarchie de Juillet, prélude à toutes nos avanies, alors qu’il était en train de rendre à la France, c’est le cas de le dire, ses lettres de noblesse. Son livre sur le traité de Vérone est remarquable, comme son intervention dans l’affaire d’Espagne en 1823 est éblouissante.
Quelques années plus tard, il rédige dans son style magistral ces notes diplomatiques que peu de lecteurs lurent alors (Mémoires, 3 L29, chapitre 13). Elles concernent l’Angleterre, notre amitié avec la Russie et l’incontournable problème de l’islamisme et de la Turquie, toujours soutenue par l’Angleterre. L’auteur de "René" estime justement que l’histoire du monde eût été différente si on avait laissé les russes orthodoxes récupérer Constantinople quand il était encore temps.
Politiquement incorrect s’il en fut, le grand homme écrit que :
En principe de grande civilisation, l’espèce humaine ne peut que gagner à la destruction de l’empire ottoman : mieux vaut mille fois pour les peuples la domination de la Croix à Constantinople que celle du Croissant. Tous les éléments de la morale et de la société politique sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction sociale sont dans la religion de Mahomet.
On lui vante la modernisation économique et technique de ces contrées barbares : il la redoute...
C’est une faute énorme, c’est presqu’un crime d’avoir initié les Turcs dans la science de notre tactique : il faut baptiser les soldats qu’on discipline, à moins qu’on ne veuille élever à dessein des destructeurs de la société.
Je bois du petit lait quand je lis ces lignes sur l’amitié franco-russe. Alliance franco-russe, seul moyen de gagner les guerres et de retrouver notre rang :
Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses moeurs. Placées aux deux extrémités de l’Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières, elles n’ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n’ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l’union des deux cabinets dictera des lois au monde.
Ancien réfugié puis ambassadeur en Angleterre (son histoire d’amour avec Charlotte Ives est un des grands passages d’amours classiques des "Mémoires"), Chateaubriand ne se prive pourtant pas de remettre d’équerre (si j’ose dire) l’ordre anglo-saxon :
L’Angleterre, d’ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou république à ses intérêts particuliers... vouée tour à tour au despotisme ou à la démocratie selon le vent qui amenait dans ses ports les vaisseaux des marchands de la cité.
Inquiet sur l’affaire turque, parce qu’il lui appert que l’occident préfère la Sublime Porte à la Russie, Chateaubriand revient à la charge ; prophète là encore, il voit que la mondialisation des techniques et de la science militaire peut déboucher sur de nouvelles menaces :
Prétendre civiliser la Turquie en lui donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant ses armées, en lui apprenant à manoeuvrer ses flottes, ce n’est pas étendre la civilisation en Orient, c’est introduire la barbarie en Occident.
Enfin, comme s’il annonçait notre maître et ami Jean Raspail :
Vous ne voulez pas planter la Croix sur Sainte-Sophie : continuez de discipliner des hordes de Turcs, d’Albanais, de Nègres et d’Arabes, et avant vingt ans peut-être le Croissant brillera sur le dôme de Saint-Pierre.
On n’y est pas tout à fait, mais quand même... Erdogan et quelques autres se frottent les mains.

samedi 24 septembre 2011

La civilisation paysanne, une histoire plurimillénaire


La terre ne raconte pas qu'une histoire géologique, mais encore humaine. Celle de la civilisation agricole, la mère de toutes les civilisations, qui a dominé l'Europe, depuis les débuts du néolithique jusqu'au milieu du XXe siècle. Des millénaires d'économie paysanne en passe de s'achever ?
Vue du ciel, la France ressemble à un immense jardin savamment aménagé, un damier géant foisonnant de couleurs. On l'a parfois comparée à une marqueterie. Un travail d'orfèvre du paysage, façonné depuis la nuit des temps par la main de l'homme. Parler des paysans, « le nom de la plupart des habitants de France », disait l'historien Michelet, c'est parler de ce paysage. Il n'y a plus de forêts primaires en Europe, guère plus d'espaces sauvages. La terre y est domestiquée partout. Comme l'a écrit Gaston Roupnel dans son Histoire de la campagne française, parue en 1932, au moment où la population urbaine française commençait à dépasser en nombre la population rurale : « la création de la campagne est l'œuvre caractéristique de notre Occident. Elle est la nature et l'esprit de sa civilisation. » C'était vrai du moins jusqu'au début du XXe siècle. La terre et ses hommes semblaient posés là pour toujours, comme dans un tableau de Jean-François Millet, inamovibles et inaltérables.
La terre française se subdivise en ager, saltus et silva, la culture, l'élevage et la forêt. La terre, le village, le clocher. Pareillement, on distingue, depuis Les Caractères originaux de l'histoire rurale française (1931) de Marc Bloch, trois grands types de paysage agricole. À l'est et au centre du bassin parisien jusqu'à la Loire, de grands champs ouverts, entrecoupés de forêts. Plus boisé à l'est, moins à l'ouest (on retrouve la même chose dans le centre et le nord de l'Europe). Ensuite, à l'ouest de la France, le bocage (mis à mal par le remembrement) : là, la prairie succède au champ. Enfin, le sud, les rivages de la Méditerranée, la basse vallée du Rhône et le bassin aquitain, des paysages plus contrastés, tributaires du relief et de l'accès à l'eau. On pourrait compléter un tel tableau selon les différences dans les pratiques agraires, la nature des formations géologiques ou encore le régime de propriété. Mais on a là dans ses grandes lignes la variété des terroirs, des sols et des paysages français.
L'effondrement de Rome fut aussi celui de son modèle agricole
Du début du néolithique jusqu'au milieu du siècle dernier, l'agriculture a changé, certes, mais beaucoup moins qu'entre les années 1950 et aujourd'hui. Une révolution sans précédent. Fernand Braudel datait l'économie paysanne telle que l'ont connue encore nos parents et grands-parents des Xe et XIe siècles. Le philosophe-paysan Gustave Thibon la fait remonter beaucoup plus loin. Il raconte dans Retour au réel (1943) qu'ayant fait lire à un cultivateur ardéchois Les Travaux et les Jours, le grand poème d'Hésiode rédigé au VIIIe siècle avant le Christ, celui-ci s'y est reconnu sans peine. Telle était encore l'agriculture au début du XXe siècle. Une histoire plurimillénaire quasi inchangée.
Cette histoire a commencé bien avant la guerre des Gaules, même si ce sont les Romains qui nous ont laissé la plus abondante littérature sur le sujet. Au XVe siècle, on a recueilli quelques-uns de leurs grands textes, Libri de re rustica, qui ressuscitait Caton l'Ancien, Columelle ou encore Palladius. Les ancêtres de l'agronomie. Toute la littérature romaine est imprégnée de l'ager romanus, la terre romaine, de Virgile à Pline l'Ancien. De l'avoir oublié, Rome en est morte. Car l'effondrement de Rome est aussi un effondrement de son modèle agricole, celui du légionnaire et du magistrat romain, incarné par Cincinnatus au temps de la République, tour à tour paysan et soldat, et qui va être petit à petit supplanté par d'immenses propriétés, administrées par des intendants à la tête d'armées d'esclaves.
Elles ne résisteront ni à la chute de Rome, ni aux Grandes Invasions. Et ce que les hommes perdent, la nature le regagne aussitôt. Ce seront les moines les grands artisans du renouveau, premiers défricheurs de ce qui va devenir l'Europe agricole. De vastes domaines (villae) dominent alors les campagnes. Ils fonctionnent en autarcie et bénéficient d'une main-d'œuvre abondante : les serfs. Les Capétiens vont petit à petit les affranchir, de Philippe Ier à Louis X, lequel disait : « Notre royaume est nommé royaume des Francs. Nous voulons que la chose, en vérité, soit accordée au nom. » C'est ainsi que les serfs vont progressivement racheter les terres qu'ils cultivaient depuis plusieurs générations. Ils vont donner naissance au manant (maneo, je reste).
C'est à partir de Charlemagne que l'on va commencer à s'attaquer au grand massif forestier, à peu près intact, qui couvrait le continent d'ouest en est, de la France à la Pologne.
Les défrichements s'échelonneront jusqu'au XIIIe siècle. Rapidement, 70 % des forêts sont détruites. Une catastrophe écologique, dont portent trace de nombreux manuscrits médiévaux égrenant la répétition d'orages dévastateurs. Conquête fragile donc, d'autant qu'avec la Guerre de Cent Ans (1337-1453) et la peste noire (1347-1350), l'espace agricole reflue brutalement. Quant à la population, elle se voit réduite de presque la moitié. 17 millions d'âmes vers 1320, plus que 8 à 10 millions vers 1440, dispersées dans des communautés clairsemées.
C'est outre-Manche que naquit le capitalisme agricole
Quand la France rurale se redresse au milieu du XVIe siècle, elle restaure d'abord un état antérieur, celui qui prévalait deux siècles plus tôt. Si le servage disparaît, la fiscalité royale prend sa suite. La liberté conquise en échange d'une nouvelle servitude ! Au XVIIe siècle, l'Europe sort enfin du dérèglement écologique introduit par le défrichage de la forêt européenne. Les jachères cèdent la place à la culture de légumineuses qui fixent l'azote. Moyennant quoi, on obtient un abondant fourrage qui permet de nourrir le bétail, bétail qu'il faudra à son tour enclore. C'est ainsi que l'on invente la haie et la forêt maillée, qui joueront un si grand rôle dans le rééquilibrage du climat. Dès lors, on ne va plus mourir de faim en Europe.
Dans cette affaire, la pomme de terre joue un grand rôle, même si elle ne sera réellement consommée en France qu'au XVIIIe siècle. Parallèlement, les rendements augmentent (de 40 % tout au long du siècle). L'emploi de la charrue lourde se répand. Mais qu'on ne s'y trompe pas, si l'animal de trait est bien le grand auxiliaire des paysans, la plupart d'entre eux doivent s'en passer. À la veille de la Révolution, Lavoisier ne dénombrait que 3 millions de bœufs et 1,5 million de chevaux de trait.
Deux agricultures antagonistes se font face. Une agriculture de subsistance (constituée de parcelles et lopins de terre) et agriculture de grands domaines, orientés vers le marché des villes. La France se distingue de l'Angleterre et de la Prusse où le modèle de la grande propriété devient prédominant. Seigneurs et gros fermiers, alliés outre-Manche, sont déjà en train d'inventer ce qu'il faut bien appeler un capitalisme agricole. La coalition française se fera au contraire en agrégeant paysannerie pauvre et moyenne contre les survivances féodales. Ce qui ne sera pas sans conséquence en 1789.
La nouveauté, c'est l'essor démographique. D'une moyenne de 18 à 20 millions entre 1560 et 1720, la population grimpera à 27 millions en 1789. Un tel accroissement rendra une révolution inévitable : soit agricole (augmentation des rendements), soit politique (redistribution des terres). On sait ce qu'il en adviendra. 1789 va parachever la conquête de la propriété paysanne, déjà largement entamée sous l'Ancien Régime.
La Révolution invente une République de propriétaires. De la vente des biens nationaux au Code civil, tout concourt à l'appropriation des terres, avec pour conséquence le renforcement de la parcellisation. Ce qui fait que les fermes seront moins grandes au début du XXe siècle qu'elles ne l'étaient au XVIIe. Le Code civil d'abord, puis la conscription vont donner une nouvelle réalité au paysan français : il sera propriétaire, citoyen et soldat. Cléricaux et républicains se rejoignent sur ce point : les campagnes sont les gardiennes de toutes les vertus, quelles soient chrétiennes ou républicaines ne change rien à l'affaire.
L'ex-majorité paysanne se retrouve en minorité chez elle
On a défini le XIXe comme l'âge d'or de la paysannerie. En termes de revenus agricoles, c'est vrai surtout du Second Empire et des premières années de la IIIe République, qui s'appuie sur la paysannerie, tout à la fois pour contenir une éventuelle réaction de la noblesse et écarter tout risque d'une révolution rouge. L'essor urbain crée une demande. La construction d'un réseau ferré, de canaux et de routes contribue au développement d'un marché national et provoque un début de spécialisation dans les productions. Tout cela, néanmoins, se fait avec la lenteur du temps paysan.
La guerre va porter un premier coup à l'agriculture. De 1,5 à 2 millions de paysans sont mobilisés, les animaux réquisitionnés. Mais elle n'affecte guère le modèle agricole français, toujours dominé par la polyculture et l'exploitation familiale, que la crise des années trente ne va pas épargner (le revenu agricole baisse de 50 % entre 1929 et 1935). Mais ce n'est qu'au milieu du siècle que l'agriculture sera mise au défi de la modernisation. C'en est fini alors de la résistance spécifiquement française à l'industrialisation. Rappelons à cet égard que la première industrialisation anglaise a commencé à vider les campagnes dès le XVIe siècle ! En France, au recensement de 1906, 43,8 % de personnes vivaient encore directement de la terre. 31 % en 1954. Depuis, c'est l'hémorragie. En 1990, il ne restait que 924 000 exploitations agricoles. En 2005, elles ne sont plus que 567000. Aujourd'hui, plus que l'exode rural, c'est le non-remplacement de paysans atteints par la limite d'âge qui menace de désertifier les campagnes.
Il serait difficile aujourd'hui de parler de l'ordre éternel des champs, cher aux agrariens, tant le monde agricole a subi des mutations radicales. Ici, comme ailleurs, le capitalisme a triomphé, bouleversant les pratiques culturales ancestrales. En quelques années, on est passé d'une civilisation de la lenteur à un monde de la vitesse, de la traction animale à la traction mécanique. L'agriculture française a ainsi fait sa révolution industrielle avec un siècle de retard, transformant le paysage par les monocultures et le remembrement (de la haie, faisons table rase). Le lexique enregistre cette transformation, les agriculteurs se substituant aux paysans. Pareillement, le passage de la polyculture à la monoculture, du sol au hors-sol, de l'extensif à l'intensif, de l'agraire à l'agroalimentaire, a accompagné cette métamorphose. Partout, la même standardisation. Jusque dans l'élevage, qui a vu disparaître les races rustiques au profit d'une politique de la race unique.
Chemin faisant, c'est à la désagrégation spatiale du monde rural que l'on a abouti. Comme on a rompu la relation à l'intérieur du village, on va la chercher à l'extérieur. Nulle part ailleurs qu'ici, l'on ne se sert autant de la voiture. Le permis de conduire est devenu le grand rite de passage des campagnes. Sait-on que les femmes d'agriculteurs sont la catégorie de la population qui se déplace le plus en voiture (hors les professionnels de la route) dans un paysage de plus en plus dépeuplé ? Car les campagnes n'en finissent pas de se vider, du moins de leur population agricole. De 1984 à 1999, la proportion de paysans y est passée de 15 à 10 %. À l'inverse des retraités (de 20,9 à 27,1 %). L'ex-majorité paysanne se retrouve ainsi en minorité chez elle.
« L'exode des familles paysannes est (…) le péché mortel du monde chrétien »
Les paysans préfigurent ce que menace d'être la société française à l'horizon 2030 : une population vieillissante. Il n'y a d'ores et déjà plus assez de jeunes agriculteurs pour maintenir une population agricole au niveau dérisoire de 3 à 3,5 % des actifs. Cette population est par ailleurs très inégalement répartie. 58 % dans l'ouest au sens large et 1 % en Ile-de-France. Deux France rurales se dessinent : la « diagonale du vide », qui se dépeuple et court des Ardennes aux Pyrénées ; et une autre, où la périphérie des villes n'en finit pas de s'élargir et qui recouvre la façade Atlantique et le sud.
Pour conserver l'unité organique du monde agricole, il aurait fallu ne pas le sacrifier sur l'autel de la modernisation, immolant le plus grand nombre à la course aux rendements. C'est pourtant le choix qu'ont fait nos dirigeants, politiques autant qu'agricoles. Ils n'ont pas seulement travaillé à la ruine de l'agriculture traditionnelle, mais à la fin d'un monde. Une histoire vieille de 7000 ans, en passe de s'achever, dont l'écrasante majorité d'entre nous est le résultat, descendant d'une lignée paysanne ininterrompue jusqu'au XXe siècle. Un drame qu'a ainsi résumé Yves de Hauteclocque, ancien président des maires ruraux de France : « L'exode contre-nature des familles paysannes est la faute universelle du XXe siècle, le péché mortel du monde chrétien. »
On ne compte plus les grands livres qui retracent cette agonie (et en nourrissent la nostalgie). De l'extraordinaire Histoire de la campagne française de Gaston Roupnel ( 1932) à La Fin des paysans d'Henri Mendras (1967). Du Cheval d'orgueil de Pierre-Jakez Hélias (1975) à Montaillou, village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie (1975). De L'Agriculture assassinée de Jean-Clair Davesnes (1992) aux quatre volumes de l'Histoire de la France rurale dirigés par Georges Duby et Armand Wallon (1977), dont le dernier tome s'intitule significativement « la fin de la France paysanne ». Et avant eux les romanciers : Jean Giono, Henri Bosco, René Bazin, Jean de La Varende, Charles Ferdinand Ramuz qui disait du paysan qu'il était « l'homme des pouvoirs premiers », ou Henri Pourrat qui écrivait : « La terre est la perpétuelle mère des peuples. »
Ce sont d'ailleurs ces auteurs du courant ruraliste qui ont réhabilité le mot « paysan » (ce n'était jusque-là qu'un rustre), au moment où les derniers d'entre eux choisissaient, ironiquement, de devenir des agriculteurs, des agromanagers ou des fournisseurs de matières premières. Un seul pays a voulu liquider définitivement sa paysannerie, l'URSS. Nous n'en sommes pas là. Mais la Russie nous met en garde contre les malheurs d'un monde sans paysans.
François Bousquet Le Choc du Mois décembre 2008

jeudi 22 septembre 2011

Nations et nationalismes (E. Hobsbawm)


« Nations et nationalisme » est un recueil de conférences prononcées par l’historien Eric Hobsbawm en 1985.
Pour Hobsbawm, la nation est un mystère. Tant qu’on ne nous demande pas ce que c’est, nous le savons. Dès qu’on nous le demande, ça devient beaucoup moins évident. Aucune définition de « la nation » n’est valable pour toutes les nations et à toutes les époques – et certaines nations n’ont même pas de définition spécifique à un instant « T » : elles existent, mais personne n’arrive à dire ce qu’elles sont. En fait, le seul moyen de vérifier qu’une nation existe, c’est de s’assurer qu’il existe des gens, assez nombreux, qui estiment lui appartenir.
Le nationalisme paraît plus clair à Eric Hobsbawm. C’est une doctrine qui exige, en substance, que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent. En ce sens, la nation est, à ses yeux, indissociable au fond de l’Etat-nation (soit comme réalité, soit comme revendication). De fait, une nation se reconnaît au fait que des gens estiment lui appartenir et veulent défendre (ou instituer) un Etat qui la recouvre. Donc, pour dire les choses simplement, aux yeux d’Eric Hobsbawm, le nationalisme crée la nation – et non l’inverse. Et donc, puisque le nationalisme est un produit de la modernité, la nation (au sens où nous l’entendons aujourd’hui) est une notion moderne.
Cette définition de la nation s’est constituée progressivement, par un glissement sémantique étalé sur plusieurs siècles. La nation est, au départ, formée par les gens issue de la même lignée. C’est une manière de classer les gens racialement – par un ancêtre commun, ou un groupe d’ancêtres communs. Le concept est moins éloigné qu’on pourrait le croire de celui de patrie : pendant longtemps, être né à un endroit impliquait presque systématiquement qu’on descendait de gens eux-mêmes nés à cet endroit. Au début du XVIII° siècle encore, la nation désigne, dans la plupart des pays européens, une « petite patrie » dont on est issu par le lieu de naissance et, généralement, par le sang.
Au cours du XVIII° et surtout du XIX° siècle, progressivement, la nation émerge dans un sens nouveau : elle est une collectivité unifiée par l’Etat. Ce sens nouveau relègue  l’ancien signifié « nation » au signifiant « province ». Il y a déplacement du contenu des mots : le terme « nation » est en quelque sorte capturé par l’Etat, ce qui impose que, pour décrire l’ancien concept, on déplace insensiblement le périmètre d’un autre concept, « province », afin de lui donner un sens légèrement modifié. Amorcé sous la Révolution Française (très ambiguë sur la question nationale), ce jeu de translations conceptuelles est généralisé à l’Europe par les révolutions de 1830. La nation devient l’ensemble des membres d’une même nationalité, qui sont supposés désirer être dirigés par une partie d’eux-mêmes (Stuart Mill). Une assimilation non dite se constitue entre Etat, nation, peuple, et Peuple Souverain.
Dans une très large mesure, comme le montre Hobsbawm, il s’agit là d’une ruse conceptuelle : on permet, en créant un champ sémantique peu ou mal balisé, l’enclenchement d’un processus flou, un peu comme une mécanique dont les pièces s’ajustent les unes aux autres grâce au jeu excessif qu’on a toléré initialement, et qu’on réduit ensuite peu à peu. En France, par exemple, la « nation » des révolutionnaires est d’abord un concept purement politique (le Peuple Souverain, incarné dans l’Assemblée Législative), qui se teinte très vite d’une forme d’ethnicisme non racial, car fondamentalement linguistique (est français qui parle français et reconnaît le pouvoir de la Convention). Il y a donc une assimilation implicite entre nationalité (linguistique) et souveraineté populaire, assimilation dont le propos réel est de cautionner l’Etat, figure centrale du triptyque.
Le XIX° siècle est consacré en Europe à la généralisation de cette formule de pensée (en Allemagne, de 1813 à 1871 ; en Italie, de 1848 à 1865 ; en Autriche-Hongrie, en 1867, en Pologne, à partir de 1830). Cette généralisation recouvre toujours à peu près, au fond, les mêmes mécanismes profonds : le principe national s’impose parce qu’il permet à la bourgeoisie (alors nationale) de stabiliser le mouvement révolutionnaire (la nation détruit ou transforme le royaume, donc l’aristocratie, tout en interdisant la prolongation du mouvement jusqu’à la révolution prolétarienne). Sous cet angle, la nation du « nationalisme bourgeois » est un leurre (en lisant Hobsbawm, ici, on pense inévitablement au chef d’œuvre de Visconti, « Le guépard »).
Concrètement, au XIX° siècle, apparaît ainsi peu à peu, par un mélange de flou savamment entretenu dans le champ politique et de précision solide sur les catégories de l’économie, une certaine idée de la nation : un territoire d’une taille et d’une population suffisante pour constituer un marché adapté aux besoins du capitalisme de l’époque, doté d’une élite appuyée sur une tradition sérieuse (idéologie bourgeoise XIX° siècle du mérite), capable de se défendre militairement (voire de pratiquer l’impérialisme), et pourvue d’une homogénéité facilitant l’unification (langue en général). La « nation » au sens contemporain était née, issue du nationalisme bourgeois. Elle était, fondamentalement, pensée comme une étape vers l’unification mondiale sous la domination incontestée de la classe maîtresse du capital : la bourgeoisie.
Fondamentalement, donc, pour Hobsbawm, le nationalisme est une création bourgeoise. Mais, ajoute-t-il, cette création a été récupérée, détournée, assimilée en partie par les peuples.
Le leurre bourgeois valait aussi concession à la réalité vécue par les peuples. Il a correspondu aux intérêts des bourgeoisies nationales, mais limitait potentiellement les capacités du Marché à structurer, à travers  le capitalisme international, l’embryon d’une globalisation. Sous l’angle de l’analyse marxiste, la nation est donc le lieu d’une dialectique : leurre manipulé par les bourgeoisies nationales, elle est aussi un frein à l’émergence de la bourgeoisie transnationale. Grâce au nationalisme, la bourgeoisie nationale fabrique l’Etat dont elle a besoin ; mais comme cet Etat repose sur la notion de Peuple Souverain, il définit une volonté potentiellement rivale de celle constituée par l’alliance transnationale des bourgeoisies : unificatrice des marchés nationaux, l’idée nationale est potentiellement un frein au libre-échange promu par l’Empire Britannique. Du point de vue des économistes libéraux du XIX° siècle, la nation est un pis-aller en attendant l’économie mondiale intégrée – mais du point de vue des peuples, c’est aussi, potentiellement, un lieu de souveraineté. Cette communauté imaginée par la bourgeoisie peut donc, progressivement, être réinvestie par la vie réelle des peuples.
Comment ce réinvestissement se produit-il ? Comment la bourgeoisie gère-t-elle cette situation complexe, au fil de son histoire, jusqu’au milieu du XX° siècle ?
Pendant longtemps, le « nationalisme » a été pour les peuples, pour les nations (au sens ancien du terme), une idéologie impensable. Il repose sur la dimension quasi-mythique d’une langue unitaire qui, bien souvent, est le résultat d’une homogénéisation imposée. On a ainsi calculé qu’en 1860, seulement un Italien sur quarante utilisait l’Italien « pur », aujourd’hui celui qu’on écrit, comme langue d’usage quotidien. En 1789, un Français sur deux ne parlait pas le Français d’Île de France, et seulement un sur huit le parlait correctement.
En outre, le nationalisme suppose un niveau d’abstraction tout à fait incompatible avec  le vécu de populations fondamentalement paysannes. Hobsbawm s’attarde ici longuement sur les étymologies et documents historiques. Son observation la plus frappante : encore aujourd’hui, être russe, c’est être « russki », de « Rus », la patrie issue de la tradition médiévale « de toutes les Russies » (au pluriel) – le terme pour « la » Russie, « Rossyia », est un néologisme créé par les Tsars moscovites. Ainsi, pour un Russe, encore aujourd’hui, son pays est « Rossya » (« la » Russie) parce qu’étant « russki », il se rattache à sa « Rus » (« une » Russie, orthodoxe avant tout).
Pour les peuples, ce qui est réel, ce n’est donc pas la nation du nationalisme : ce sont des petites nations (provinces), reliées par l’appartenance à un même « monde mental » (la religion). C’est pourquoi, remarque Hobsbawm au passage, la « Sainte Russie » ne définit pas une « nation » au sens que ce terme a pris en Occident (elle n’est définie ni par la langue, ni par le Peuple Souverain, mais par l’inscription des terroirs dans un monde mental partagé). On en trouve une version fort différente, mais finalement tout aussi éloignée de la conception contemporaine de la « nation », dans le cas très particulier de la Suisse : unie ni par la langue, ni par l’ethnie, la Suisse l’est par un contrat reliant des cantons, le niveau d’homogénéisation restant très local. Dans les deux cas, l’architecture générale renvoie à une conception de la communauté charnelle très restreinte, encadrée par un « monde mental », ou par un « monde contractuel » supérieur, mais qui ne prétend pas traduire une réalité charnelle quotidienne.
Cette ancienne conception des très grands ensembles fédérateurs (assez proche au fond de celle du Royaume de France), antérieure au nationalisme, a été en Occident balayée avec la chute des monarchies de droit divin (en France, en 1789). Le nationalisme, idéologie bourgeoise (cf. ci-dessus) a permis de recycler une partie de cette mystique dans un cadre favorable à la domination bourgeoise. Mais ce recyclage implique qu’à l’intérieur de l’idéologie bourgeoise, des éléments fondamentalement extérieurs au monde bourgeois ont été importés.
D’où une situation fondamentalement chaotique, religion, communautarisme local et autres vecteurs d’identification collective venant constamment interagir avec la conception héritée du nationalisme bourgeois, pour la nourrir et, en même temps, la parasiter. Concrètement, la nation est certes  aujourd’hui structurée par la conscience partagée d’avoir appartenu à une entité politique durable ; mais cette conscience elle-même est éclatée entre divers niveaux, qui coexistent anarchiquement. En pratique, donc, l’organisation du monde bourgeois par l’échelon national est structurellement instable.
Cette instabilité implique que le contenu de l’idée nationale est constamment renégociable. Donc, il est susceptible, suivant les moments de l’Histoire, d’être investi soit par les bourgeoisies, soit par leurs adversaires. Le nationalisme, en ce sens, n’est pas un acteur de l’Histoire, mais un enjeu, un lieu où s’affrontent les véritables acteurs. Hobsbawm, ici, souligne que la « Nation » révolutionnaire de 1790-1793, en France, a constitué un cas d’école : à la fois inscription de tous les Français dans le cadre conceptuel produit par la bourgeoisie nationale, elle a, aussi, impliqué que ce cadre était théoriquement co-construit par tous les citoyens. En réalité, derrière la définition de la nation, se cache donc le combat pour la définition de sa définition. Le combat visible oppose les centralistes aux partisans de l’ancienne conception. Mais sous ce combat, un autre combat oppose, au sein des centralistes, ceux qui veulent la nation comme outil de la domination bourgeoise et ceux qui la veulent comme instrument d’encadrement et de dépassement de cette même domination.
Combat gagné par la bourgeoisie (Thermidor). Pour Hobsbawm, la démocratie bourgeoise a été au XIX° siècle et au début du XX°, fondamentalement, le cadre construit par la bourgeoisie pour rester maîtresse du nationalisme. Il s’agissait d’ouvrir au débat un espace clos, afin de le laisser s’épancher tout en le gardant sous contrôle. Ainsi, le patriotisme, potentiellement une force révolutionnaire, devint l’instrument d’une conception réactionnaire de la nation en devenir – d’où le chauvinisme, idéologie qui devait aider au déclenchement de la Première Guerre Mondiale, et son expression extrême, le racisme d’Etat.
En conclusion et pour résumer : aux yeux d’Hobsbawm, le patriotisme n’est pas, en soi, une idéologie bourgeoise. C’est une idéologie captée par la bourgeoisie – à travers les nationalismes d’Etat. Le caractère réactionnaire de l’idée de nation ne tient pas à la substance de cette idée (en elle-même assez évanescente), mais à la capacité que développa la bourgeoisie d’instrumentaliser le concept, et d’en maîtriser habilement l’investissement émotionnel collectif. D’où, exemple paroxystique souligné par Hobsbawm, la coexistence, dans les nationalismes des années 30, de fascisme, d’antifascisme, de droite et de gauche – comme si, à tout moment, dès qu’une tendance politique desserre son étreinte sur le manche du drapeau, la tendance opposée voulait s’en saisir.
Et maintenant ?
Hobsbawm commence, pour analyser la situation présente, par démolir méthodiquement le discours sur le déclin des nationalismes. En réalité, fait-il observer, avec l’explosion de la Yougoslavie et de l’URSS, le nombre d’entités souveraines se réclament plus ou moins ouvertement du principe des nationalités n’a cessé d’augmenter. Inversement, le monde musulman semble travaillé par une remise en cause des nationalismes arabes. Le mouvement n’est donc nullement homogène, et le principe des nationalités, fort ici, est affaibli là. Il n’y a ni déclin, ni expansion du nationalisme : il y a mutation.
C’est que le nationalisme est devenu, pour l’essentiel, une expression de défense face à la globalisation – alors qu’il avait été, par le passé, une offensive contre les structures locales. C’est donc toujours une force agie, mais au lieu de l’être par des bourgeoisies nationales qui veulent un marché national, elle l’est tantôt par une bourgeoisie transnationale qui veut détruire les Etats-nations (désormais dépassés) en soutenant des micro-nationalismes, tantôt par des opposants à la bourgeoisie transnationales, qui veulent eux préserver ces Etats, contre un gouvernement mondial latent.
L’ambiguïté du nationalisme, agi plus qu’acteur, s’est maintenue, mais elle le positionne sur un nouveau front, selon de nouveaux clivages. C’est pourquoi le nationalisme est de plus en plus difficile à penser comme il le fut jadis : la brique de base de l’internationalisme. Ce n’est plus une étape vers l’unification, c’est un frein à l’étape ultérieure. Investi par des revendications identitaires traduisant souvent une véritable panique face à un monde devenu totalement indéchiffrable, le nationalisme est devenu une idéologie défensive : telle est la thèse d’Eric Hobsbawm.
De toute évidence, c’est la thèse d’un adversaire des nationalismes – Hobsbawm voit en eux une fausse idée, simple leurre des véritables forces agissantes.
Mais c’est aussi, pour les nationalistes, la thèse d’un adversaire intelligent, qu’il faut lire et comprendre.