samedi 20 septembre 2008

La légende du ralliement total des combattants de Narvik à la France Libre

Le cinquantenaire de l'Appel du 18 juin a provoqué au début de cet été une avalanche d'articles commémoratifs où le souci de se placer « dans le sens de l'histoire » a souvent éclipsé la vérité historique dans son indispensable rigueur et dans sa radicale opposition aux légendes aujourd'hui établies. La plupart des soldats français repliés en Angleterre qui, à l'inverse de leurs camarades combattants encore sur le front de France, ont été au courant de la démarche du général de Gaulle refusèrent dans leur grande majorité de le suivre et demandèrent à être au plus vite rapatriés vers une parcelle de l'Empire soumise à l'autorité du maréchal Pétain. Ce n'est certes pas diminuer le mérite et le courage des volontaires de la France Libre que de constater qu'ils furent en réalité fort peu nombreux.
Travaillant à un livre sur les combats de Narvik, j'ai été très surpris de découvrir, dans un grand nombre d'articles et de livres, des chiffres totalement fantaisistes sur le pourcentage des légionnaires et des chasseurs alpins rapatriés de Norvège qui rejoignirent la France Libre. On parle ainsi de la totalité de la 13e demi-brigade de Légion étrangère, soit près de deux mille hommes, et d'environ trois cents chasseurs alpins...
Rien que pour ces derniers, le chiffre est à diviser par dix, tandis que celui des légionnaires est à diviser par deux !
Après un premier séjour en Angleterre - ou plutôt en Ecosse - à leur retour du cercle polaire, les rescapés de cette expédition, que l'on considère comme « la seule victoire française de l'été 1940 » (malgré le fait que le général Dietl resta finalement le maître du terrain que nos troupes avaient abandonné sur ordre), sont envoyés dans le fameux « réduit breton ». Ils arrivent trop tard pour jouer le moindre rôle et sont alors dirigés sur Brest, où la plupart réussissent à s'embarquer pour gagner l'Angleterre.
Ainsi les légionnaires des deux bataillons de la 13e DBLE et chasseurs des 6e, 12e et d'une faible partie du 14e BCA.
Ils sont alors dirigés sur le camp de Trentham Park dans le Stafford-shire non loin de Birmingham, où ils arrivent pour la plupart le samedi 22 juin. Groupés sous les arbres pour se mettre à l'abri de la pluie qui commence à tomber, ils s'endorment, épuisés, dans les couvertures que l'on vient de leur distribuer. Des tentes marabouts sont rapidement montées, à raison d'une pour huit hommes environ.
Le général Béthouart, commandant en Norvège de la 1ère division légère de Chasseurs, s'installe dans un baraquement dénommé « le Chalet vert ».
Emile Béthouart, cinquante ans, est un camarade de promotion de Saint-Cyr de Charles de Gaulle, qu'il tutoie tout naturellement, même s'il ne l'a guère revu depuis 1912. Dans ses Mémoires (1) écrits bien après la guerre et dans lesquels il retrace son passé d'indéniable résistant à la politique de Vichy au Maroc en 1942, il semble un peu embarrassé pour expliquer son attitude de juin 1940 : « Je téléphone à de Gaulle ... Tel que je le connaissais, son initiative ne me surprenait pas ; elle correspondait d'ailleurs à mes propres réactions. Le 26 (juin) nous déjeunons ensemble à l'hôtel Rubens... De Gaulle est calme, souriant, détendu. D'emblée, il aborde le sujet pour lequel nous sommes réunis :
- Tu as vu ce que j' ai fait ?
- Naturellement !
- Et qu'est-ce que tu en penses ?
- Je pense que tu as raison .. il faut que quelqu'un reste et combatte avec les alliés, mais personnellement j'ai sept mille hommes à rapatrier (2) et je ne peux pas, en conscience, les abandonner avant qu'ils soient en sécurité. Par ailleurs, je voudrais me rendre compte de ce qui se passe de l'autre côté. Je ne comprends pas l'attitude de ces chefs en lesquels nous avions confiance. Noguès avait fait une proclamation excellente et digne. Pourquoi a-t-il rallié Pétain ? Y a-t-il une raison majeure qui m'échappe ?
- Tu verras, c'est une bande de vieux dégonflés.
- S'il en est ainsi, je reviendrai.
- Tu ne le pourras pas. »
Le général Béthouart ajoute alors dans ses Mémoires que de Gaulle n'est pas encore reconnu par Churchill et ne le sera que le surlendemain. Pour sa part le vainqueur de Narvik rencontre le colonel britannique de Chair, du War Office, avec qui il évoque le transport des légionnaires et des chasseurs alpins du Maroc. Celui-ci lui dit alors :
- « Naturellement, si quelques-uns d'entre vous veulent rester avec nous, ils peuvent le faire. » Cela est dit sur un tel ton que Béthouart demande :
- « Vous n'avez pas l'air d'y tenir. »
L'anglais acquiesce par un «Non» catégorique.
Entre de Gaulle et Béthouart il n'y a guère d'affinités personnelles et ces deux jeunes généraux se connaissent assez mal. Suffisamment sans doute pour ne pas sympathiser.
Des légionnaires « rouges » qu'on interne
Comment vont réagir les anciens combattants de Narvik ?
Une grande partie des légionnaires est d'origine espagnole. Ce sont pour la plupart d'anciens combattants de l'armée républicaine, des « Rouges », parmi lesquels il y a indiscutablement des meneurs communistes. Deux cent cinquante à trois cents d'entre eux jettent leurs armes et refusent d'obéir à leurs chefs, croyant qu'ils vont... être livrés à Franco ! On signale aussi des désertions individuelles. La « Treize » perd environ 15 % des éléments arrivés au camp le 22 juin. Ces Espagnols refuseront de rallier le Maroc, mais ne rejoindront pas pour autant la France Libre. Ils seront pour la plupart internés en Angleterre.
Les officiers de légion sont en très grande majorité « de carrière ». Ils veulent tous poursuivre la guerre. Mais comment ? Ils sont déchirés entre l'obéissance à la hiérarchie, c'est-à-dire Vichy, et l'aventure héroïque, c'est-à-dire Londres.
Leur chef, le lieutenant-colonel Magrin-Vernerey, en dépit d'une anglophobie légendaire, reste en Angleterre, ce qui correspond bien à son tempérament de baroudeur non-conformiste.
Une majorité (environ 60 %) d'officiers veulent rester en Angleterre avec leur chef de corps, mais les 40 % restant désirent gagner le Maroc avec le commandant Boyer-Resses.
Comme l'écrit un historien de la Légion : « La majorité des légionnaires de la 13e DBLE n'a pas rallié la France Libre, contrairement à ce qu'affirment certaines sources, puisque sur les 2 170 hommes débarqués à Brest, moins de 900 restent en Angleterre. » (3)
Les chiffres sont encore plus faibles chez les chasseurs alpins. C'est le 6e BCA, bataillon d'active de Grenoble, qui fournit le« gros» des effectifs ralliés à la France Libre. Soit sept officiers (deux capitaines, deux lieutenants, deux sous-lieutenants et un médecin-aspirant). Se rallient aussi un lieutenant-médecin du 14e BCA et un lieutenant du 12e BCA.
Accueil réfrigérant des Anglais
Le « Bataillon de chasseurs de la France Libre » comprendra en réalité trente à quarante rescapés de Narvik et quatre cents jeunes évadés de France au péril de leur vie, souvent sur des bateaux de pêche. Ce bataillon sera placé sous les ordres du capitaine Hucher, ancien commandant de la 2e compagnie du 6e BCA en Norvège.
Au cours d'une enquête parmi des anciens combattants de Narvik, j'ai entendu, en général sous promesse de l'anonymat, quelques-unes des raisons de ceux qui n'ont pas voulu rallier de Gaulle.
D'un lieutenant d'active, chef d'une compagnie de mitrailleuses:
- « On avait appris par le Daily Mail que de Gaulle était en Angleterre avec sa femme. Alors que nous étions séparés de nos familles. Cela a produit un effet désastreux. »
D'un lieutenant, chef d'une section d'éclaireurs-skieurs :
- « De Gaulle était pour nous un inconnu total... Il n'avait jamais servi aux Alpins. De ma section, un adjudant et un caporal sont restés. Les autres voulaient retrouver leurs fermes. Et le fait que Béthouart, plus ancien que de Gaulle, ait refusé de se mettre sous ses ordres a été déterminant. »
D'un lieutenant de réserve, chef d'une section de mortiers :
- « L'accueil en Angleterre avait été réfrigérant. Un soldat de la Military Police avait voulu, dès le débarquement, me prendre mon pistolet : "Give me", me disait-il. J'ai répondu : "Never" ! Nous nous méfions beaucoup des Anglais. Le lieutenant-colonel Valentini, commandant notre demi-brigade, nous a dit : "Ils sont en train de nous préparer un sale coup" . Mers el-Kébir ne m'a pas tellement étonné. »
D'un lieutenant de réserve, alors séminariste :
- « De Gaulle est venu faire "la tournée des popotes" à Trentham Park... C'était le dimanche 30 juin et il y restera une heure de 19 h à 20 h. Il prononce devant les officiers une brève allocution, où il évoque la certitude de la victoire.»
« On était tous alignés, poursuit l'ancien lieutenant de Narvik. Ceux qui avaient envie de rester en Angleterre le disaient. Il y a eu une demi-douzaine d'officiers de notre bataillon pour le suivre. De Gaulle a dit alors, avec un souverain mépris, à ceux qui partaient pour le Maroc :
- Messieurs, vous ne m'intéressez pas ...
La plus extraordinaire histoire que j'ai entendue sur ce rapatriement vers la zone libre est celle d'un fringant « bigor », ainsi nomme-t-on les artilleurs de la Coloniale. Il décide de rejoindre le Maroc, mais le bateau que les Anglais mettent à la disposition des Français est d'une saleté repoussante. L'officier se soucie fort peu de descendre dans la cale puante, pour y vivre une traversée incertaine, dans la promiscuité des hommes de troupe, les coques suintantes de rouille et les ponts vite englués de vomi.
- Pas question de rester à bord de cet infect rafiot, dit-il. »
Et c'est ainsi que la France Libre a récupéré un officier qui servira dans ses rangs avec autant de panache que d'efficacité.
Les volontaires de la France Libre seront, à la fin de juillet 1940, 2 548 très exactement, malgré le renfort des évadés de France et quelques ralliements.
Pourtant la légende des légionnaires et des chasseurs alpins de Narvik rejoignant de Gaulle aura la vie dure.
(1) Cinq années d'espérance, Plon, 1968.
(2) En réalité 4 441, il en restera moins de 1 000 en Angleterre et les trois quarts rejoindront le Maroc.
(3) André-Paul Comor : L'épopée de la 13e demi-brigade de Légion étrangère, Nouvelles Editions Latines, 1988.
Jean Mabire LE CHOC DU MOIS- Septembre 1990

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